Le poids de l’islamophobie

Comme beaucoup de mots chargés idéologiquement, « islamophobie » a une histoire tortueuse. D’aucuns y voient une invention de l’Iran de Khomeyni pour attaquer des féministes occidentales. Mais le mot était déjà utilisé au début du siècle dernier par des spécialistes français de l’islam qui dénonçaient la posture antimusulmane de certains administrateurs coloniaux en Afrique de l’Ouest. Le mot reste ensuite longtemps en veilleuse pour refaire surface vers le milieu des années 1990. En 1996, une institution britannique met en place une Commission sur les musulmans britanniques et l’islamophobie. Les attentats du 11 septembre 2001 vont populariser le concept. En 2003, en France, le sociologue Vincent Geisser publie La Nouvelle Islamophobie. En 2004, le Ghanéen Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, anime un séminaire sur l’islamophobie organisé pour son département de relations publiques. Dans la dernière livraison du magazine de gauche américain Dissent, l’éminent politologue Michael Walzer (Traité sur la tolérance, Guerres justes et injustes…) s’en prend à nombre d’intellectuels de sa famille politique, coupables selon lui de faire preuve de pusillanimité à l’égard du fanatisme islamiste (1). Depuis la révolution iranienne, écrit-il, ils battent en retraite face au réveil mondial du religieux, qu’ils ne comprennent pas et qui vient contredire leur foi dans la victoire du sécularisme. Et s’ils n’ont aucun mal à s’élever contre les excès du nationalisme hindou et, a fortiori, des Israéliens messianiques, ils font profil bas devant ces extrémistes désormais prêts à « mourir et tuer » pour instaurer la tyrannie au nom de l’islam. Ils comprennent si mal ce qui se passe sous leurs yeux qu’ils continuent d’appliquer au phénomène les grilles d’une interprétation archaïque : les islamistes se nourriraient d’un sentiment de révolte contre une misère dont nous les Occidentaux serions coupables ; ils exprimeraient, ­selon la formule du philosophe Slavoj Zizek, « la rage des victimes de la globalisation capitaliste ». Si tant d’intellectuels de gauche ­refusent d’affronter la réalité en face, écrit Walzer, c’est en raison de la « terrible peur » qu’ils éprouvent « d’être appelés “islamophobes” ». Ils ont « une peur si irrationnelle d’être victimes d’une peur irrationnelle de l’islam qu’ils ne sont pas capables d’analyser les très bonnes raisons de craindre les fanatiques islamistes ». Lesquels savent très bien exploiter la phobie de l’islamophobie… « Chez tous les gens de gauche l’islamophobie est devenue politiquement ­incorrecte ; plus grave, moralement incorrecte. » Résultat : ces bien-pensants pratiquent la politique de ­l’autruche, remisant au placard les principes mêmes au nom desquels leurs pères se sont battus depuis les Lumières : le ­respect des droits de l’homme et des ­valeurs démocratiques.      

Notes

1| « Islamism and the Left », article disponible en ligne.

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