Les petits bergers, ces fidèles auxiliaires de l’Église, furent aussi d’un grand secours à la police. C’est en effet l’assassinat de onze d’entre eux, en France, entre 1894 et 1897, qui permit à deux fins limiers d’affiner leurs techniques d’enquête, et au journaliste scientifique américain Douglas Starr de déployer son talent de narrateur. Il décrit l’enquête du magistrat Fourquet, qui traque de département en département, jusqu’à la Bretagne, celui qu’il pressent être un meurtrier en série, un ancien soldat, Vacher, qui aimait à sodomiser puis torturer puis éviscérer les jeunes bergers (ou bergères) ; et son récit se double, écrit Elyssa East dans le
New York Times, d’« une magistrale description de la province française à l’orée du XXe siècle * ». Mais l’objet du livre est en fait bien plus vaste : c’est, dit Drew DeSilver dans le
Seattle Times, « l’irruption de l’esprit scientifique dans le monde du crime et de sa détection ».
La science provoque en effet, fin XIXe en France, un spectaculaire bond en avant de l’enquête policière, qui se réduisait encore aux brutalités – et les infortunés bergers ne sont pas pour rien dans cette évolution. La traque interdépartementale de leur meurtrier constitua une première « première » (à l’époque, il suffisait aux criminels de changer de juridiction, les pandores ne communiquant pas entre eux). Autre première : l’analyse psycho-scientifique au terme de laquelle Fourquet, l’ancêtre de tous les « profileurs », put établir un lien entre des atrocités commises à grande distance l’une de l’autre.
Et l’arrestation du serial killer ne marqua pas la fin de l’histoire, bien au contraire : car Vacher – autre première – invoqua d’emblée la folie pour échapper à la guillotine. Une folie mise en scène de longue date : encore libre, Vacher se promenait, avec tout son attirail de découpe et une pie dressée, coiffé d’un bonnet en lapin blanc, « signe de pureté » ; en prison, il évoquait sa mission divine, et agitait à tout bout de champ son trousseau de « clés du paradis ». C’est à un second limier, Lacassagne, qu’échut la tâche de débusquer l’homme sain – et très malin – derrière le faux fou. Et cette traque psycho-philosophique est encore plus captivante que l’autre, car elle s’accompagne d’une puissante réflexion « sur les sources de la criminalité », écrit Elyssa East, donc sur l’âme humaine et l’essence du mal, « jusqu’alors l’apanage des prêtres et des philosophes ». Le livre en profite aussi pour décrire avec force détails l’efflorescence de la science médico-légale, l’autopsie surtout – un art, en fait, que celui « de lire les cadavres » – dont Lacassagne était un pionnier enthousiaste. Au point, souligne Evan Goldstein dans
The Chronicle Review, qu’« il fut lui-même, selon son désir, respectueusement disséqué par ses propres élèves et collègues au lendemain de sa mort ».
Notes
* Bertrand Tavernier s’est inspiré de ce sujet pour son film, Le Juge et l’Assassin, en 1976.