Miguel de Unamuno, l’Espagne et la modernité

L’histoire est tellement connue qu’on hésite à la raconter encore une fois. Mais elle est si emblématique de la personnalité de celui qui en est le héros et un élément à ce point central de sa légende qu’il est difficile de ne pas l’évoquer. Le 12 octobre 1936, à l’occasion de la « Fête de la Race » (aujourd’hui « Fête de l’Hispanité »), organisée chaque année pour commémorer l’anniversaire de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, une cérémonie eut lieu à l’université de Salamanque, ville qui était durant la guerre d’Espagne un bastion des nationalistes et le lieu de résidence du général Franco. En l’absence de celui-ci, qui avait décliné l’invitation à y participer, cette réunion solennelle était présidée par l’écrivain et philosophe Miguel de Unamuno, en qualité de recteur de l’établissement et parce que Franco lui avait demandé de le représenter.

Quatre orateurs se succédèrent à la tribune devant un public de professeurs, d’officiels locaux et de membres de la Phalange, mouvement d’extrême-droite qui s’était joint à la rébellion militaire nationaliste contre le régime républicain. Tous chantèrent la gloire de l’Empire espagnol, le plus agressif d’entre eux attaquant de surcroît avec violence les Basques et les Catalans, stigmatisés comme un cancer dans le corps de la nation et des ennemis de l’Espagne. Bien qu’au départ résolu à garder le silence, Unamuno, qui avait rédigé des notes, prit à son tour la parole ; pour défendre les Basques et les Catalans, mais également fustiger l’état d’esprit sous-tendant l’idéologie nationaliste qui transpirait des différentes interventions. Interrompu par le général Millán-Astray, le chef de la Légion étrangère, la troupe d’élite de l’armée espagnole, il s’en prit violemment à ce dernier. Ulcéré, le militaire, rapporte-t-on, s’est alors mis à hurler : « Mort aux intellectuels ! Vive la mort ! » (« Viva la muerte ! » était le cri de ralliement des troupes franquistes). Sous les cris hostiles d’une partie du public et dans une grande confusion, Unamuno dut précipitamment quitter la salle, emmené par le bras, dit-on, par Carmen Polo, la femme du général Franco. Dix jours après, Franco le démettait de ses fonctions de recteur. Miguel de Unamuno mourut quelques mois plus tard, après avoir vécu ses derniers jours reclus à son domicile.

En référence à la place qu’occupe la bravoure dans la psychologie et l’univers de valeurs hispaniques, Michel del Castillo, dans un de ses livres, qualifie l’attitude courageuse d’Unamuno à cette occasion de « très espagnole ». Une chose est sûre, l’épisode n’a pas manqué de frapper les esprits. Il figure en bonne place dans toutes les biographies de Miguel de Unamuno et la plupart des livres sur la guerre d’Espagne en font mention. On ne connaîtra toutefois jamais avec certitude les mots exacts prononcés par Unamuno, dont le discours a dû être reconstitué à partir des notes qu’il avait griffonnées et des témoignages pas toujours concordants de personnes présentes. Il en existe par conséquent plusieurs versions différentes. Une des plus fameuses apparaît dans les trois grandes histoires de la guerre civile existant en langue anglaise : sous une forme très longue dans celle d’Hugh Thomas, un peu abrégée dans les livres d’Anthony Beevor et de Paul Preston. Souvent cité (c’est notamment largement sur lui que se basent, en France, Michel del Castillo et Pierre Assouline), ce texte se conclut par les saisissantes phrases suivantes : « Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. »

Invraisemblance

Tout le passage du livre d’Hugh Thomas au sujet de l’épisode de Salamanque s’appuie sur le récit particulièrement coloré des événements fait dans un article publié en anglais sous le titre Unamuno’s Last Lecture par l’écrivain et homme politique Luis Gabriel Portillo, qui s’exila en Grande-Bretagne à l’issue de la guerre d’Espagne (son fils est le journaliste et politicien anglais Michael Portillo). Or il semble bien que cette relation très circonstanciée de l’événement soit entachée d’invention et d’exagération. C’est en tous cas ce qu’avance, de manière assez convaincante, Jon Juaristi dans son récent ouvrage sur Miguel de Unamuno. Les mots mis dans la bouche de l’écrivain, affirme-t-il, sont largement le produit de l’imagination inspirée de Portillo : « Leur invraisemblance saute aux yeux, compte tenu de la situation qui régnait dans l’amphithéâtre de Salamanque le 12 octobre 1936. Unamuno n’a pas eu l’occasion de prononcer un discours aussi long et d’une telle qualité littéraire. » Sous la forme, également sujette à caution, où elle est rapportée dans les trois meilleures biographies d’Unamuno (celles d’Emilio Salcedo, de Luciano González Egido et de Colette et Jean-Claude Rebatté), ainsi que dans le livre d’Andrés Trapiello sur les écrivains et la guerre d’Espagne Les Armes et les Lettres, l’intervention est beaucoup plus courte, et le magnifique paragraphe de conclusion s’y trouve réduit à la simple affirmation « vaincre n’est pas convaincre » au beau milieu du texte. Lorsqu’on regarde attentivement la célèbre photo prise au moment où Unamuno quittait les bâtiments de l’université, fait aussi observer Juaristi, on se dit que la sortie de l’écrivain s’est sans doute déroulée dans des circonstances légèrement moins dramatiques que ne le veut la légende.

Ces observations sont très représentatives de l’esprit dans lequel est rédigé l’ouvrage de Jon Juaristi, et de ce qui constitue son originalité et une de ses grandes qualités. Bien que publié dans une collection baptisée « Españoles Eminentes », en référence transparente au titre du fameux livre de Lytton Strachey Victoriens éminents, le Miguel de Unamuno de Jon Juaristi n’a en effet rien d’une hagiographie. Essai biographique plutôt que biographie au sens strict, c’est un livre de réflexion critique sur la vie et l’action d’un homme compliqué et plein de contradictions, dans le contexte d’une époque de l’histoire de l’Espagne elle-même particulièrement complexe et contradictoire.

De son propre aveu, Juaristi s’est toujours senti plus proche d’autres grandes figures de la vie artistique et intellectuelle espagnole du temps que de Miguel de Unamuno. Il ne manquait cependant pas de raisons de s’intéresser à un écrivain avec lequel il partage plusieurs caractéristiques. Né, comme lui, à Bilbao, où Unamuno a vécu toute son enfance et son adolescence, il s’est comme lui intéressé à l’histoire du nationalisme basque, sur lequel il a publié un ouvrage très critique qui a fait date. Et comme Unamuno, ainsi qu’il le reconnaît volontiers, il a eu une trajectoire idéologique sinueuse : « Nationaliste durant les années 1960 (il militait au sein de l’ETA), gauchiste durant les années 1970 (il fut un temps membre du parti communiste), social-démocrate durant les années 1980 », tardivement converti au judaïsme, en lequel il voit « une éthique plutôt qu’une religion », Juaristi se présente aujourd’hui, selon les circonstances, comme « libéral », « conservateur » ou simplement « sceptique ». Un parcours qui n’est pas sans évoquer celui d’Unamuno qui, en l’espace de cinq ans, durant sa jeunesse, rappelle l’historien Santos Juliá, réussit à se définir successivement comme « krausiste (le “krausisme” est une variété de néo-kantisme qui connut un grand succès en Espagne), positiviste, krausopositiviste, anarchiste, libéral, libertaire, libéral-libertaire, marxiste, socialiste, nationaliste, humaniste et d’autres choses encore ».

La génération de 98

Une bonne partie de la vie d’Unamuno coïncide avec ce que l’on a baptisé « l’âge d’argent » de la culture espagnole, les quatre décennies qui vont de la fin de la guerre entre l’Espagne et les États-Unis, qui se solda par la perte des dernières colonies américaines espagnoles, et le début de la guerre civile. Ce fut une période de particulière effervescence créative en matière littéraire, intellectuelle et même scientifique, dans le prolongement des travaux du prix Nobel de médecine Santiago Ramón y Cajal, l’homme qui a découvert l’existence et la fonction des neurones. Il est de tradition de distribuer les personnalités qui s’y illustrèrent en trois générations. À côté de Miguel de Unamuno, qui en fut le représentant le plus illustre, la « génération de 98 », ainsi nommée parce que très marquée par le désastre colonial et soucieuse de redonner une perspective à l’Espagne, comprenait notamment l’écrivain Pío Baroja (également basque), l’essayiste Azorín, le dramaturge et romancier Ramón María del Valle-Inclán et les frères Antonio et Manuel Machado, tous deux poètes. La « génération de 14 », qui l’a suivie, incluait, en plus d’un certain nombre d’écrivains, des scientifiques et des penseurs : le philosophe José Ortega y Gasset (qui en est la figure la plus célèbre), le médecin lettré Gregorio Marañón, le diplomate et essayiste Salvador de Madariaga, et l’homme politique et écrivain Manuel Azaña. Quant à la « génération de 27 », elle se compose d’une dizaine d’écrivains, dont le poète Federico García Lorca.

Toute cette période de l’histoire de l’Espagne est marquée par de constantes et fortes tensions intellectuelles, sociales et politiques entre les composantes de ce qu’il est convenu d’appeler « les deux Espagne », expression utilisée pour désigner la triple fracture du pays entre catholiques et anticléricaux, conservateurs et progressistes, partisans de l’État central et défenseurs de l’autonomie (voire de l’indépendance) des régions, principalement en Catalogne et dans le Pays basque.

Socialisme sentimental et mystique

Dans ce paysage idéologique tourmenté, Miguel de Unamuno s’est distingué par l’attitude d’opposition systématique à laquelle l’inclinait son tempérament spontanément rebelle et ses fréquents revirements intellectuels et politiques. Son hostilité déclarée à la monarchie du roi Alphonse XIII et à la dictature militaire du général Primo Rivera lui valut tout d’abord la perte (une première fois) de son mandat de recteur de l’université de Salamanque, puis le bannissement aux îles Canaries, d’où il s’enfuit pour se réfugier en France, à Paris puis à Hendaye, à la frontière avec l’Espagne. Avec la proclamation de la Seconde République espagnole, il revint dans son pays. Au départ sympathisant des républicains, il prit ses distances avec eux au vu de certains excès du nouveau régime, pour se rapprocher du mouvement de rébellion militaire de Franco dont il s’éloigna également, choqué par les violences auxquelles les franquistes se livrèrent rapidement. Socialiste durant sa jeunesse, mais d’un socialisme sentimental et mystique très distinct du marxisme, il abandonna la vie militante au moment où les préoccupations philosophiques et religieuses se mirent à dominer son esprit.

De son propre aveu meilleur connaisseur du XIXe siècle que du XXe, Juaristi concentre son attention sur la première partie de la vie d’Unamuno, ses années de formation et de jeunesse. Avec beaucoup de dextérité et de subtilité, il s’applique à démêler le jeu d’influences diverses qui a déterminé son évolution intellectuelle, artistique et spirituelle, et à éclairer les tours et détours de ses idées philosophiques et politiques : l’impact qu’ont eu sur lui les écrivains et penseurs romantiques (Coleridge, Carlyle, Senancour, Leopardi), son antipathie pour le darwinisme mais son grand intérêt pour l’évolutionnisme sociologique d’Herbert Spencer, ses idées sur le catalanisme et le nationalisme basque, qu’un siècle avant Juaristi il a critiqué en dénonçant le caractère fabriqué et mythologique de la tradition dont il se réclame, les formes variées sous laquelle il a défendu l’idée fondamentale que l’Espagne devait s’arracher à l’archaïsme pour aborder la modernité. (Si, contrairement à la plupart des intellectuels espagnols et sud-américains, Unamuno n’a jamais défendu la corrida comme expression exemplaire de la culture hispanique et l’a même attaquée, ce n’est pas en raison de sa cruauté, mais parce qu’à l’instar d’autres membres de la génération de 98, il voyait dans ce spectacle le symbole même de l’arriération du pays et de l’état d’aliénation de son peuple.)

Un Don Quichotte idéal

Miguel de Unamuno a conféré au bout d’un certain temps à son appel en faveur de l’entrée résolue de l’Espagne dans la modernité une forme contre-intuitive et paradoxale, puisqu’il a fini par considérer et proclamer qu’un progrès décisif sur ce plan exigeait de renouer avec la tradition nationale dans ce qu’elle avait de plus profond et de plus puissant. Longtemps sentimentalement attaché au vert et vallonné Pays basque, Unamuno, avec son installation à Salamanque, est tombé amoureux de l’austère Castille, dont il célébra avec ferveur les hauts-plateaux désertiques, secs et désolés, en présentant cette région comme le lieu où résidait l’âme de l’Espagne. Cette thèse est notamment développée dans la série de cinq essais réunis dans le recueil En torno al casticismo (publié en français sous le titre L’Essence de l’Espagne). Critiquant les conceptions simplistes qui identifient le caractère « pur » (castizo) d’un peuple à l’absence de mélanges raciaux, Unamuno s’emploie dans ce livre à dessiner les contours de ce qui fait à ses yeux le cœur de l’hispanité : la tradition épique, la mystique religieuse castillane (sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix), le culte de l’honneur et la littérature moraliste. Tournant le dos à ses convictions internationalistes de jeunesse, il soutient que l’Espagne ne deviendra moderne qu’à condition de retrouver les valeurs qui sont liées à ses racines historiques et de les faire rayonner dans l’Europe entière. Dans le même esprit, dans La Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança, réécriture du livre de Cervantès à la lumière de considérations contemporaines, Unamuno identifie, derrière le Don Quichotte romanesque réel, un Don Quichotte idéal, incarnation de l’esprit espagnol et expression de ce que ce dernier peut et doit apporter au monde. « Le Don Quichotte d’Unamuno », dit très bien Juaristi, « est le modèle idéal du révolutionnaire, c’est-à-dire d’Unamuno lui-même, engagé dans la régénération totale de l’Espagne ».

Deux aspects de la personnalité littéraire d’Unamuno ressortent avec force des analyses de Juaristi. Le premier est l’étendue et la profondeur de son intérêt pour les langues, la philologie et l’étymologie, et l’influence que ses vastes connaissances dans ce domaine ont eue sur son œuvre et sa vision du monde. En plus du castillan, Unamuno maîtrisait très bien le basque, le français, l’allemand, l’anglais, le latin et le grec classique, et passablement l’hébreu, l’italien, de portugais, le catalan, le suédois et le danois, dont on rappelle souvent qu’il l’a appris pour pouvoir lire le philosophe Kierkegaard dans le texte. Il était polyglotte un peu à la manière de Borges, un auteur avec lequel Juaristi le compare régulièrement en soulignant l’impact qu’ont eu ses livres sur l’écrivain argentin, pas toujours reconnu par l’intéressé, devenu moins enclin à acquitter sa dette à son égard du jour où il cessa de l’admirer : « Comme Borges, Unamuno apprenait les langues pour d’autres raisons que les habituelles motivations utilitaires, uniquement pour accéder sans passer par l’intermédiaire de la traduction à la pensée ou à l’œuvre de différents auteurs. » La passion philologique d’Unamuno le conduira à se livrer à d’innombrables exercices d’analyse comparée des langues et d’ethno-étymologie plus ou moins fantaisiste, dont certains font penser, avec quelques dizaines d’années d’avance, aux méditations philosophiques et anthropologiques sur le langage d’Heidegger et de Derrida.

Le second aspect, précisément, est l’étonnante modernité d’Unamuno, moins la modernité de ses idées que de sa manière d’écrire. Elle se manifeste sur plusieurs plans. Le premier est celui de la langue. Spontanée, imagée, inventive, la sienne tranche avec l’expression un peu raide et pesante qui était souvent de mise à son époque. Unamuno écrivait comme il respirait et comme il parlait. De sa plume, les pages coulaient avec une déconcertante facilité, dans un style aisé et de conversation terriblement familier, qui fait souvent merveille comme dans ses enchanteurs récits de voyage, mais peut aussi agacer du fait de sa tendance à consteller ses textes d’interjections, d’exclamations et d’appels au lecteur.

Le premier intellectuel espagnol moderne

On a aussi souvent souligné le caractère très novateur de sa prose de fiction. Rompant délibérément avec les procédés du roman réaliste de Benito Pérez Galdós (dont on comprend cependant que beaucoup de lecteurs préféreront toujours les solides récits de facture classique), les romans d’Unamuno (Niebla, Comment on fait un roman, La tía Tula, Abel Sanchez) avaient à son époque un caractère révolutionnaire. Comportant peu de personnages et quasiment aucune description, souvent construits autour de longs dialogues d’allure théâtrale, lorgnant par endroit vers l’essai autobiographique, ils anticipent ce mélange des genres qui caractérise, comme on sait, une bonne partie du roman contemporain.

Enfin, Unamuno est moderne parce qu’avec lui, ainsi que le montre Stephen G. H. Roberts dans un livre loué par Juaristi comme « le plus passionnant essai sur Unamuno de la décennie écoulée », apparaît le premier intellectuel espagnol moderne. Assurément, il n’était pas le seul écrivain à s’exprimer dans les journaux (tous ses contemporains le faisaient à un certain degré) ou à cultiver la forme de l’essai (pratiquée également, par exemple, par Clarín et Azorín). Mais sa présence ubiquitaire dans le débat public et dans la presse, le nombre, la variété et le caractère toujours très personnel de ses essais, la vigueur de ses prises de position et son sens de la formule éclatante en font un précurseur de ce point de vue.

Parce qu’il n’est pas une véritable biographie, le livre de Jon Juaristi ne fait à première vue qu’une place limitée à la description de la psychologie d’Unamuno et l’analyse de sa personnalité. On y trouve toutefois de nombreux éléments d’information à ce sujet. Traitant avec circonspection et réserve le matériau contenu dans les romans autobiographiques d’Unamuno (« les plus explicitement autobiographiques » est-on tenté de dire, tant l’écrivain est présent dans la moindre des pages qu’il a écrites), Juaristi s’appuie en revanche avec confiance sur le récit de son enfance que le philosophe nous a laissé. La description frappante qu’il livre de l’environnement matériel et psychologique qu’offrait la Bilbao industrieuse, libérale et commerçante de l’époque, ainsi que de sa famille très religieuse, aide à appréhender l’atmosphère mentale et émotionnelle dans laquelle il a grandi. Andrés Trapiello a reproché à Juaristi le peu de place qu’il ménage dans son livre à Concha Lizarraga, qu’Unamuno a connue et aimée platoniquement alors qu’ils étaient encore adolescents et qui allait devenir son épouse et la mère de ses neuf enfants. Et il s’étonne de le voir perdre du temps à discuter l’authenticité d’une hypothétique aventure de jeunesse au temps où l’écrivain était étudiant à Madrid. On peut effectivement le regretter. Les quelques lignes figurant dans le livre au sujet du couple formé par Unamuno et sa femme sont cependant éloquentes, et elles en disent long sur la perception qu’a Juaristi du rôle qu’a joué ce mariage dans leur vie à tous deux : « L’amour qui les unissait fut un des plus solides et des plus émouvants de leur génération, fondé sur l’affection domestique quotidienne et le sentiment du devoir […]. Ce ne fut pas une aventure, ou si cela en fut une, ce fut la grande aventure héroïque des deux, intime, pudique et douloureuse. »

Crise d’anxiété

Juaristi tend à interpréter en termes prosaïquement cliniques l’événement survenu durant la nuit du 21 au 22 mars 1897 que les experts en « unamunologie » aiment présenter comme un moment clé de la grande crise spirituelle dont est sortie toute l’œuvre ultérieure de l’écrivain, une expérience extrême comparable, est-on tenté de dire, à celle du chemin de Damas pour saint Paul, à la nuit d’extase mystique de Pascal ou à la fameuse « nuit de Gênes » chez Paul Valéry. À l’opinion de Juaristi, il s’agissait d’une simple attaque de panique, une crise d’anxiété qu’on voyait poindre depuis longtemps, occasionnée par le stress intense qui accablait Unamuno depuis un certain temps, du fait de la précarité de la situation matérielle de sa famille, d’incertitudes au sujet de l’avenir et, surtout, du sentiment de culpabilité qu’engendrait son impuissance face à la détresse d’un de ses enfants, atteint d’une méningite durant les premiers mois de sa vie et qui souffrait d’hydrocéphalie (il mourra à l’âge de six ans). Un épisode spectaculaire mais de nature assez banale, commente Juaristi, « auquel Unamuno s’est employé à donner un sens transcendantal qui le transformera [...] en la crise d’anxiété la plus fameuse de l’histoire de l’Espagne ».

Dispersés dans le livre, on trouve des aperçus d’autres traits de caractère d’Unamuno que son profond amour pour sa famille, qu’attestent les multiples photos que nous avons de lui en compagnie de ses petits-enfants : son rigorisme et son puritanisme, son aversion pour les grandes villes, à commencer par Madrid, dont l’agitation permanente le perturbait et qu’il trouvait toujours un peu dépravées, son malaise au milieu de cette « société de cafés » qu’affectionnent tellement les Espagnols, malaise qu’il surmontera progressivement pour devenir un protagoniste fréquent et apprécié de nombreuses « tertulias » (rencontres entre intellectuels). Dans un chapitre de son recueil d’essais Lecturas compulsivas consacré à Unamuno, que Juaristi décrit comme son texte favori au sujet de l’écrivain, Felix de Azúa raconte une série d’anecdotes révélatrices sur l’homme et son apparence, et l’impression qu’il faisait sur son entourage. Plusieurs d’entre elles sont rapportées par l’écrivain catalan Josep Pla, en compagnie duquel Unamuno se trouvait à Paris.

 « Pour un homme sensuel comme Pla », relève de Azúa, « la sobriété et l’ascétisme d’Unamuno étaient aussi choquants que ceux d’un fakir de Bombay, et il en notait les manifestations avec une perplexité amusée. [Unamuno] ne buvait que de l’eau, ne fumait pas et ne regardait jamais les femmes. » Pla s’étonnait aussi que dans une ville comme Madrid où les gens s’embrassent avec facilité, il n’ait jamais vu Unamuno embrasser quelqu’un. De la même manière qu’il mangeait invariablement la même chose tous les jours, l’écrivain était constamment vêtu de façon identique : costume et pantalons noirs, chaussettes blanches et chemise sans cravate, à une époque où il était obligatoire pour les bourgeois d’en porter une pour se distinguer ostensiblement des ouvriers et des paysans. « Comment êtes-vous habillé, Don Miguel ? » lui demanda un jour un autre compagnon d’exil. « Comme un penseur ? Un pasteur protestant ? Une célébrité ? Un vilain oiseau ? ». « Je suis habillé conformément à ce que je suis », répondit Unamuno, « comme un individualiste ».

Porte-parole du tragique chrétien

Jon Juaristi ne s’appesantit pas beaucoup sur le Miguel de Unamuno le plus connu en dehors de l’Espagne, le philosophe. Souvent défini comme un précurseur de l’existentialisme chrétien, Unamuno, dans son célèbre ouvrage Le Sentiment tragique de la vie, met en scène en termes très personnels l’angoisse de l’homme moderne déchiré entre sa volonté de vivre éternellement et sa certitude de mourir : « Je veux vivre toujours, toujours ; et vivre moi, ce pauvre moi que je suis et que je me sens être aujourd’hui et ici, et c’est pour cela que me torture le problème de la durée de mon âme, de la mienne propre. » Ce sentiment douloureux, on sait notamment par ses journaux intimes qu’il l’éprouvait vraiment avec toute l’intensité qu’il exprime ici. Porte-parole du tragique chrétien, convaincu que la vérité de l’existence se situe au-delà de la raison et doit s’affirmer contre elle, comme philosophe, Unamuno se situe dans la droite ligne de penseurs-écrivains comme Pascal, Nietzsche et Kierkegaard, ou d’écrivains-penseurs comme Tolstoï et Dostoïevski, qu’il a lus avec passion et dont il partageait les angoisses spirituelles. C’est à ce titre qu’il a été reçu dans d’autres pays d’Europe et commenté avec admiration par deux des plus fameux philosophes espagnols de la seconde moitié du siècle dernier, María Zambrano et Julián Marías (père de l’écrivain Javier Marías).

Pour ces derniers, l’exercice n’avait cependant rien d’aisé ou de naturel. Tous deux étaient en effet élèves et disciples de José Ortega y Gasset, assurément le plus grand philosophe espagnol du XXe siècle, mais un penseur à des années-lumière d’Unamuno. Il est difficile d’imaginer deux personnalités plus différentes que ces deux géants de la vie de l’esprit en Espagne au siècle dernier. En quelques phases, Salvador de Madariaga a très bien caractérisé tout ce qui séparait les deux hommes : « [Ortega] était le Tourgueniev espagnol face à Unamuno qui était notre Dostoïevksi. Car Ortega voulait européiser l’Espagne, alors qu’Unamuno voulait hispaniser l’Europe. […] Pour Ortega, il fallait de l’ordre, de la science, du social, du progrès vers l’avant. Pour Unamuno il fallait du caractère, de l’expérience, de l’individuel, de l’élévation vers les sommets. Ortega voulait de la morale ; Unamuno voulait de la foi. » Libéral, rationaliste, héritier des Lumières, esprit cosmopolite et internationaliste, Ortega voyait en Unamuno un « mystique énergumène ».

Opposés par les idées, Ortega et Unamuno l’étaient également par le caractère et le style. Comme le dit joliment Felix de Azúa, « l’incompatibilité était totale entre le penseur de la bourgeoisie madrilène et le polygraphe basque tourmenté, entre le viveur sensuel et sociable de la capitale et le yogi de province ». Les deux hommes n’arrivèrent donc jamais à véritablement s’entendre et lorsque Unamuno mourut, Ortega y Gasset, avec une malignité qu’il est difficile d’expliquer autrement que comme le produit de la jalousie, parvint à se fendre d’une nécrologie d’une rare mesquinerie. « Je n’ai jamais connu un ego plus compact et solide que celui d’Unamuno », y affirmait-il (non complètement sans raison, il est vrai) - « Il n’y avait pas de dialogue avec lui ». Ortega poussait même la petitesse jusqu’à contester ses mérites littéraires : « Il fut un grand écrivain. Mais il faut reconnaître qu’il était basque et que son castillan était une langue apprise ». Une accusation à la fois totalement injustifiée et très mal venue de la part d’un homme qui s’exprimait certes brillamment, mais dans un style souvent ampoulé, beaucoup plus solennel et moins naturel que celui d’Unamuno.

Comme Victor Hugo

Miguel de Unamuno était un écrivain universel également capable de rédiger des poèmes mystiques comme Le Christ de Velasquez, un conte de science-fiction à la manière d’H. G. Wells (Mecanópolis, qui décrit une ville exclusivement peuplée de machines), ou un comique et pseudo-savant « Traité de cocotologie » (l’art de fabriquer des oiseaux en papier, qu’il pratiqua avec beaucoup de plaisir durant son enfance). Essayiste, romancier, poète, journaliste, dramaturge, philosophe, épistolier torrentiel, penseur, commentateur politique, théoricien de l’éducation, analyste et historien de la langue et de la culture, dépeint, avec un peu d’exagération il est vrai, par le critique Arthur A. Cohen, comme « le plus grand styliste de la langue espagnole depuis Cervantès », auteur d’une œuvre d’un volume impressionnant (ses Œuvres complètes – en réalité incomplètes – font 12 000 pages), Unamuno occupe dans la littérature et la vie intellectuelle hispanique du XXème siècle une place bien trop considérable pour qu’on puisse simplement rêver l’ignorer. Un peu, mutatis mutandis, comme Victor Hugo en France pour le siècle précédent, il écrase par sa stature le paysage qui l’entoure. C’est un monument imposant de visite obligatoire, et peu d’écrivains ou de penseurs de langue espagnole ont réussi à éviter de se situer par rapport à lui.

Comme l’auteur des Misérables, Unamuno suscite toutefois à la fois autant d’exaspération que d’admiration, souvent d’ailleurs chez les mêmes personnes. Dans le chapitre de son ouvrage La aventura de pensar qui lui est consacré, le philosophe Fernando Savater, par exemple, tout en saluant la grandeur de l’homme, la puissance de son œuvre et la modernité de son style, ne peut s’empêcher de persifler le « narcissisme transcendantal » qui s’exprime dans sa philosophie et de déplorer les excès et les carences dont, à son opinion, souffraient les idées et les prises de position politiques d’un homme qui, au bout du compte, n’était un authentique spécialiste de rien : « contradictions, divagations, mouvements d’humeur, irréalisme et individualisme extrême ».

Un portrait en pointillés

À la fois égocentrique et généreux, visionnaire et obstiné, torturé et péremptoire, timide et téméraire, constant dans ses choix fondamentaux mais changeant dans ses opinions tout en restant toujours sincère, excessif et véhément, irrésistiblement porté à la polémique et amoureux de la provocation, Miguel de Unamuno est un écrivain qui peut difficilement laisser indifférent. Plusieurs biographies ne sont pas de trop pour tenter de saisir sa personnalité déroutante. Celle d’Emilio Salcedo est sans doute la plus vivante et animée, celle de Luciano González Egido la plus belle et la plus émouvante, parce qu’elle propose un portrait intime d’Unamuno pénétrant et plein d’empathie ; celle de Colette et Jean-Claude Rebaté, bourrée à craquer de faits et d’information et que Jon Juaristi considère comme la meilleure, est la plus à jour et la plus complète. L’essai biographique de Juaristi vient compléter et enrichir l’image d’Unamuno qui émerge de ces trois ouvrages, en jetant sur l’homme et son œuvre un éclairage nouveau. Tel que son auteur le définit, l’objectif de ce livre est de situer Miguel de Unamuno dans le contexte historique, politique et intellectuel de l’époque qui était la sienne et qu’il a dominée, en analysant les influences qui se traduisent dans son œuvre ainsi que les multiples facettes de celle, énorme, qu’il a lui-même exercée. Juaristi s’y emploie avec beaucoup de sagacité et d’érudition, en démontrant avec brio la façon dont le talent d’Unamuno lui a permis d’exprimer et d’incarner toutes les contradictions de l’Espagne du début du XXe siècle, déchirée entre attachement à la tradition et appel de la modernité.

Ce faisant, sur un ton détaché et distant, parfois aimablement critique et gentiment ironique, mais dans l’ensemble respectueux et empreint de sympathie, il offre en supplément, sans avoir explicitement cherché à le produire, un portrait d’Unamuno en pointillés, moins fouillé certes, que ceux qu’on a pu lire ailleurs, mais nuancé et d’une grande finesse. Des individus passionnés, on est assez naturellement tenté de parler avec passion. Miguel de Unamuno était un homme dévoré par la passion, mais Jon Juaristi parvient à s’exprimer à son sujet dans un registre qui en est exempt. À en juger par le résultat, ce n’était pas nécessairement le moins approprié.

Michel André

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