Roberto Calasso, pour toujours

Si l’éditeur milanais Adelphi possède le plus raffiné des catalogues, c’est parce que ses dirigeants, Roberto Calasso en tête, n’ont jamais cédé sur leurs goûts ni abdiqué leur esprit critique.

Triste été pour les amoureux de la vraie littérature. Auteur de paraboles malicieuses qui enchantaient Italo Calvino, Daniele Del Giudice a tiré sa révérence début septembre, deux jours avant de recevoir le prix Campiello pour l’ensemble de son œuvre. Un mois plus tôt, c’était l’élégant Roberto Calasso, géant des lettres transalpines traduit en 25 langues, penseur aussi considérable qu’éditeur exceptionnel, qui nous quittait.

Par une étrange coïncidence, bien que leurs œuvres soient aux antipodes l’une de l’autre et que le second n’ait jamais publié le premier, une figure mythique de Trieste lie leurs destins : le mystérieux et singulier Roberto Bazlen (1902-1965). Surnommé Bobi, il était un infatigable lecteur et découvreur de talents, prototype de « l’artiste sans œuvre » dont l’influence clandestine sur le monde littéraire italien fut considérable. En effet, alors que Giudice lui a consacré, en 1983, un premier roman en forme d’enquête qui fut son plus grand succès (Le Stade de Wimbledon, adapté au cinéma par Mathieu Amalric en 2002), c’est Bazlen qui introduisit Calasso chez Adelphi, où ils se firent cette promesse mille fois tenue : « Nous ne publierons que les livres que nous aimons. » De fait, si cette maison d’édition milanaise, que Calasso dirigea de 1971 à sa mort, possède le plus éblouissant et raffiné des catalogues – grands classiques de l’Antiquité à nos jours et contemporains capitaux –, c’est parce que ses fondateurs n’ont jamais cédé sur leurs goûts ni abdiqué leur esprit critique, congédiant les supposées vaches sacrées et pseudo-incontournables de l’air du temps. À cet égard, il faut lire les fiches de lecture de Bobi (conseiller d’édition free lance pour Bompiani, Einaudi et Adelphi), que Calasso publia en 1968 sous le titre Lettere editoriali, à propos d’écrivains français, allemands, anglo-saxons ou nordiques tantôt admirés, tantôt exécutés 1. Car si Bazlen conseille, malgré sa longueur et son inachèvement, de publier les yeux fermés L’Homme sans qualités, de Robert Musil, il juge que Marshall McLuhan est « un petit maniaque obsédé par la causa­lité » et Le Guépard, de Lampedusa, « un bon technicolor de et pour gens bien », écrit par « un provincial cultivé ».

Basée sur une solide culture classique et une notable indépendance d’esprit, cette capacité de jugement fut également l’apanage de Roberto Calasso, fils et petit-fils d’universitaires florentins, qui, dès l’âge de 13 ans, trouva dans la mythologie grecque une matière inépuisable. Du reste, il se mouvait avec autant d’aisance dans la mythologie, tout aussi labyrinthique, de l’Inde. Auteur polyglotte d’une quinzaine de volumes, tous passionnants et étourdissants d’érudition littéraire, philosophique, historique et artistique sans jamais être académiques, il a inventé, à partir de La Ruine de Kasch2, ouvrage séminal dont tous les autres sont des prolongements, un genre littéraire indéfini, mêlant essai et fiction, pour raconter les aventures de l’humanité avec les dieux et le sacré, ainsi que leurs métamorphoses à l’âge du sécularisme, cette « forme de religion planétaire » par laquelle la société s’autodivinise, multiplie les procédures numériques et étend le règne des automates. Qualifié par l’historien de la littérature Marc Fumaroli d’« Aby Warburg italien » en raison de sa dilection pour les « vagues mnémiques » qui se propagent dans le temps, Calasso est un grand penseur de la légitimité, de la verticalité et des anciennes puissances dégradées par la modernité et ses pouvoirs. C’est surtout un gnostique qui fit son salut par la connaissance, en fulgurances sarcastiques et cruauté stylée. Juste avant de mourir, alors qu’il savait mieux que personne que l’homme védique naît sous le poids de ses dettes envers les dieux, les voyants du savoir, les ancêtres et les hommes, Calasso a fini de régler les siennes en publiant Bobi, tribut à son mentor, et Memè Scianca, ses souvenirs d’enfance. Deux livres brandis en hommage par une élue à la tribune de la Chambre des députés, le jour de sa mort, tandis qu’en vitrine des éditions Adelphi une photo de lui est désormais surmontée de cette mention : Roberto Calasso (1941- per sempre)

Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le Grand Prix de la critique de l’Académie française.

Notes

1. Lettres éditoriales, traduit de l’italien par Adrien Pasquali, préface de Roberto Calasso, Éditions de l’Olivier, 2018.

2. Gallimard, 1987 (1983 pour l’édition originale en italien).

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