Tout bien réfléchi
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Autisme : le mystère de l’enfant qui n’est pas là

Des scientifiques chinois viennent d’annoncer dans la revue Nature qu’ils ont modifié le génome de singes pour y intégrer le gène associé à certaines formes d’autisme. Ces animaux développent des comportements similaires aux humains souffrant de la pathologie. Le but est de mieux étudier ce mal qui demeure très mystérieux. Depuis les premiers diagnostics, le rapport à l’autisme a pourtant beaucoup changé, rappelle Ian Hacking dans cet article de la London Review of Books traduit par Books en janvier 2014.  Il est sorti des cabinets des psychanalystes pour intéresser toute la société, avide de comprendre et surtout de trouver une place à ces enfants différents. Aujourd’hui, certains d’entre eux s’en sortent.

L’autisme est dévastateur – pour la famille. Quantité de problèmes peuvent affecter un nouveau-né. Certains commencent leur vie dans une grande souffrance, qu’on ne pourra jamais soulager, mais au moins y a-t-il là un enfant, bien présent. Tandis qu’un autiste – je parle ici de l’autisme infantile proprement dit – n’est d’une certaine façon pas présent. Nobody Nowhere (« personne nulle part »), dit le titre donné par Donna Williams à son autobiographie, parue en 1992 (1). Très souvent en bonne santé physique (bien qu’il existe une forte incidence d’autres problèmes), il – et c’est habituellement « il » – ne répond simplement pas quand on sollicite son attention (2). Ce n’est pas seulement que cet enfant apprend à parler avec des années de retard, et assez mal. C’est qu’il n’a pas d’affect, ne se blottit pas. Obsédé par les objets et leur rangement, il ne semble jamais s’amuser avec ses jouets, et ne joue assurément jamais avec d’autres petits. Il répète impitoyablement deux ou trois choses que vous avez pu lui dire. Sans comprendre. Et entre dans de violentes colères, mais pas de celles qu’affectionnent d’ordinaire les gamins ; il crie, frappe, mord, casse. Ces crises alternent avec des plages d’aimable placidité. Parfois même un sourire – mais qui ne s’adresse pas vraiment à vous. La trisomie dans sa forme grave n’a rien de réjouissant mais, en dépit de toutes les difficultés, physiques et mentales, il y a là un être aimant. Voilà ce qui est si terrible avec l’autisme profond : votre enfant est un étranger. Les parents qui guident un autiste jusqu’à l’âge adulte, construisent un être humain capable d’aimer, de compenser jusqu’à un certain point ses déficits, de trouver une forme de dignité et peut-être un travail modeste mais respecté – ces parents sont à mes yeux des héros.

Beaucoup d’entre eux seront fâchés de ce que je viens d’écrire. « Ce n’est pas du tout cela, penseront-ils. Pierre est le plus adorable des petits garçons. Nous reconnaissons son besoin que tout soit impeccable et nous savons qu’il a de la peine à jouer avec les autres. C’est tellement dommage que nous ne puissions pas sortir davantage avec lui, parce qu’il en est perturbé et que les gens ne comprennent pas. Mais ses grands-parents l’adorent. Il va bientôt savoir parler. Il est en grand progrès – après tout, c’est un autiste. » Cela aide, d’avoir un mot pour nommer l’inexplicable, de rencontrer d’autres familles touchées, d’obtenir le soutien des services sociaux et d’écoles spécialisées. Élever un enfant autiste profond est aujourd’hui plus facile qu’autrefois, mais cela continue d’exiger beaucoup de courage et de persévérance.

Laura Schreibman a passé une bonne partie de sa carrière à s’occuper d’enfants autistes et à dialoguer avec leur famille. Elle dirige le Programme de recherche sur l’autisme de l’université de Californie à San Diego. Mais sa vraie qualification lui vient de ce travail de toute une vie et de sa connaissance intime des difficultés de l’entourage. Son livre est sans nul doute le meilleur manuel disponible pour tous les proches désireux d’en apprendre davantage. Les lecteurs qu’elle vise sont ceux qui se battent en première ligne.

Que sait-on ? Que devrait-on savoir ? Que peut-on espérer ? Ces questions obsèdent tous ceux qui sont touchés par l’autisme – pas seulement la personne affectée, mais aussi sa famille et les amis. Schreibman fait tout ce qu’elle peut pour leur apporter des réponses. Que sait-on? Pas grand-chose. Pis, bien des gens prétendent en savoir long, mais leurs visions de ce qu’il convient de faire sont totalement incompatibles. Beaucoup brandissent de faux espoirs. Tous ces experts se querellent et se détestent. À qui se fier? Schreibman décrit à peu près toutes les approches possibles, examine les données qui étayent chaque théorie et les résultats obtenus par chaque type de thérapie. Sans se gêner pour dénoncer ce qui relève à ses yeux de la pure « fiction » (mot qui renvoie au titre de son livre). Elle est tout aussi franche sur l’état actuel de notre ignorance.

Pour montrer à quel point le sujet est difficile, passons en revue quelques affirmations simples. 1) L’autisme est un trouble du développement. Vrai, mais vrai par définition. L’enfant touché est au nombre de ceux qui ne se développent pas mentalement et socialement comme le font généralement les autres. 2) L’autisme est un trouble neurobiologique avec lequel on naît. Il y a toutes les raisons de penser que c’est vrai, mais, pour l’heure, l’affirmation a surtout le mérite de corriger une idée fausse. Car cela signifie que le trouble n’est pas causé par un mauvais comportement des parents, une mauvaise alimentation ou le vaccin contre la rougeole. Quantité de programmes scientifiques s’efforcent de trouver ce qui ne va pas dans le cerveau concerné, mais, en dépit de tout le battage fait autour de ces études, le travail de recherche commence à peine. 3) L’autisme est d’origine génétique. Oui, on en trouve des indices en observant de vrais jumeaux (3), mais là encore, malgré tout ce qui se dit sur tel ou tel site de l’ADN, nous n’en sommes qu’aux débuts. Un article scientifique affirme que le problème est bien génétique, mais que le support défectueux serait différent d’un enfant à l’autre. De toute évidence, il n’existe pas d’explication simple, comme dans le cas de la trisomie, causée par un chromosome surnuméraire. 4) On trouve plus de garçons touchés que de filles. Oui, quatre cas sur cinq, et cela vaut à la fois pour l’autisme infantile classique et pour la définition la plus large de la pathologie (4). 5) Les symptômes se manifestent très tôt et sont généralement clairs avant l’âge de 30 mois. Oui. Leo Kanner, qui a établi le premier, en 1943, le diagnostic de l’autisme infantile, allait plus loin. Il pensait qu’on pouvait le déceler dès les premiers mois de la vie. Les bébés normaux bougent la tête et se tournent de manière à pouvoir être pris dans ses bras par leur mère, comme s’ils s’attendaient à être tenus et aimés. Les autistes ne le font pas – du moins était-ce la constatation de Kanner.

Maman, pas l’hôpital !

Tout le monde, au cours des quinze dernières années, a entendu parler de l’autisme. Il apparaît dans des dizaines, voire des centaines, de romans à l’eau de rose, de thrillers et peut-être dans un ou deux livres de qualité, exactement comme la question des personnalités multiples il y a quinze ans (grâce à Dieu, c’en est fini de cette histoire) (5). Nous avons donc désormais non seulement l’autisme proprement dit mais le « spectre autistique ». Nous avons le syndrome d’Asperger. Nous avons les autistes « de haut niveau ». Le succès de ces derniers, avec leurs faiblesses et leurs triomphes, conduit le lecteur non informé à penser : « Ah, c’est donc ça l’autisme ! » Le bizarre incident du chien pendant la nuit, de Mark Haddon, est, entre autres choses, un merveilleux outil de prise de conscience (6). Mais la vie n’est pas toujours aussi clémente. Les histoires déprimantes ne se vendent pas, à moins d’avoir quelque chose de sensationnel à raconter. Quantité de livres plus ou moins objectifs peuvent nous plonger dans le désarroi, sur une foule de sujets, mais je n’en ai jamais lu de plus bouleversant que celui de Jeanne-Marie Préfaut, Maman, pas l’hôpital !, écrit par une femme qui a tué sa fille autiste de 23 ans (7).

Le mot autisme a été inventé au début du XXe siècle par le psychiatre suisse Eugen Bleuler, l’homme qui a conçu et propagé le mot schizophrénie avec son livre Le Groupe des schizophrénies (notez le mot « groupe »). L’ouvrage a aussi répandu le terme autisme, que l’auteur avait forgé un peu plus tôt pour décrire l’état de total enfermement sur soi de certains patients (adultes). Les exemples qu’il donnait étaient très bizarres et laissent à penser que la bourgeoisie de l’époque était encore plus cinglée que nous ne l’imaginons. Dans l’entre-deux-guerres, le mot fut utilisé régulièrement, sinon fréquemment, dans la psychiatrie en langue allemande, laquelle couvrait aussi l’Europe orientale ; mais seulement, me semble-t-il, à propos d’adultes et habituellement en association avec la schizophrénie. Cela étant, la psychiatrie de l’enfant en langue allemande évoluait rapidement, souvent sous la forme d’une combinaison de psychiatrie et de pédagogie inconnue plus à l’ouest.

Leo Kanner était un Juif galicien, donc un Autrichien, formé à Berlin. À l’époque troublée des débuts de la République de Weimar, il partit exercer dans les campagnes du Dakota du Sud. Après quoi il gagna la côte Est et trouva son bonheur à l’université Johns Hopkins à Baltimore, où il fonda la première clinique de psychiatrie infantile des États-Unis. Kanner a écrit le premier manuel sur le sujet en anglais, dont les éditions successives, d’épais volumes, font référence. Il s’appuyait fort sur les textes allemands déjà publiés. Au début, l’autisme était associé à la schizophrénie infantile. C’est en 1979 que les deux pathologies ont été dissociées. Le Journal of Autism and Childhood Schizophrenia, fondé en 1971, devint le Journal of Autism and Developmental Disorders, dont les éditoriaux ridiculisaient l’idée de la schizophrénie infantile. Certains chercheurs y reviennent aujourd’hui, parce que nous nous demandons si la schizophrénie est bien une pathologie unique. Rappelons-le : pour Bleuler, c’était un « groupe ».

Comment se fait-il que deux troubles infantiles semblables et totalement nouveaux (l’autisme et le syndrome d’Asperger) aient émergé au même moment, mais séparés par un océan et une guerre ? À vrai dire, ce n’est pas si surprenant. Hans Asperger, qui appartenait à la génération suivant Kanner, avait été formé par August Homberger, auteur d’ouvrages sur la schizophrénie infantile et d’autres troubles du développement. Les deux hommes étaient issus de la même culture médicale (l’un et l’autre avaient servi dans l’armée autrichienne, mais dans deux guerres différentes).

Comment se fait-il que personne n’ait établi le diagnostic plus tôt ? Il existe des précédents dans la littérature médicale allemande, même s’ils ne sont pas aussi tranchés. Mais, dans les années 1930 – et c’est là l’important –, un gourou américain du nom d’Arnold Gesell avait eu un rôle comparable à celui que jouera le Dr Spock dans les années 1960 (8). Dans des livres comme « Le développement mental de l’enfant avant la scolarité » (1925), il expliquait aux parents de quelle manière précise leur bambin devait se développer, l’âge auquel il devait savoir nouer ses lacets, etc. Les couples de la classe moyenne connaissaient leur Gesell sur le bout des doigts. Grâce à lui, ils voyaient si quelque chose clochait. Ils pouvaient en particulier repérer l’absence de réponse affective quand ils prenaient le petit dans leurs bras. Les parents habitant Baltimore et dont l’enfant se comportait ainsi pouvaient se rendre à la nouvelle clinique psychiatrique de Kanner.

Celui-ci remarqua que les couples qui venaient le consulter étaient souvent des cadres plutôt coincés. D’où une imprévisible tragédie. Il déclara que les mères étaient comme des frigidaires, froides et distantes. Or la psychiatrie américaine était alors dominée par les psychanalystes. Ceux-ci entrèrent en scène : c’étaient les mères, pas les enfants, qu’il fallait traiter. Dieu sait la somme de vaines souffrances ainsi causées, combien de familles ont été détruites, de gosses encore plus abîmés. Presque tous les livres sur l’autisme, y compris ceux dont je rends compte ici, contiennent un paragraphe de rigueur contre Kanner. Certes, il a fait le premier pas, mais quitte à haïr quelqu’un, je vous suggère plutôt de faire porter votre ressentiment sur Bruno Bettelheim, dont La Forteresse vide, publié en 1967, a scellé l’idée que l’autisme devait être soigné par la psychanalyse (9).

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Kanner n’avait d’ailleurs pas tout à fait tort. Simon Baron-Cohen, le plus connu des spécialistes britanniques, dirige un programme destiné à repérer sur l’arbre généalogique des autistes la proportion d’ingénieurs, de scientifiques et de praticiens de la pensée abstraite dont la vie tourne davantage autour de structures froides qu’autour de l’empathie. Baron-Cohen conclut que les attributs « masculins », par opposition aux attributs « féminins », le goût de l’abstraction et la distanciation à l’égard des relations humaines, sont souvent très présents dans les familles ayant un enfant autiste. Cette donnée statistique est en phase avec les premières observations de Kanner – ce qui ne veut pas dire que ce soit un fait général. L’erreur monstrueuse tient moins à la description clinique de Kanner qu’à l’usage abusif qu’en ont fait certains, en supposant qu’il fallait travailler sur les parents, notamment par la psychanalyse ; et que le succès obtenu sur eux soulagerait l’enfant.

Qu’en est-il d’Asperger ? Il jouissait d’une forte notoriété dans l’Allemagne de l’après-guerre et ses travaux étaient renommés en Union soviétique. Mais il restait inconnu dans le monde anglophone jusqu’à ce que la Britannique Lorna Wing, une assistante en psychiatrie, introduise ses idées dans les années 1960. Le syndrome d’Asperger signifie souvent aujourd’hui un autisme de haut niveau, avec les déficits sociaux habituels et l’obsession de l’ordre, un attachement non moins obsessionnel au sens littéral des mots, une incapacité à feindre et à imaginer, mais pas ou peu de difficulté dans l’apprentissage du langage. Il existe des débats sur la question de savoir si les causes du syndrome sont les mêmes que celles de l’autisme ou s’il s’agit d’un problème différent. Quoi qu’il en soit, le terme est passé dans le langage courant. Un psychiatre new-yorkais m’a raconté cette blague, qui n’en est pas vraiment une : « Il y a vingt ans, des femmes d’un certain âge venaient nous voir en disant : “Docteur, mon mari est un bon à rien. Qu’est-ce que je peux faire ?” Aujourd’hui, elles disent : “Docteur, mon mari a un Asperger. Qu’est-ce que je peux faire ?” »

Voilà qui explique en partie pourquoi l’autisme est soudain devenu si présent. Les critères de la maladie se sont considérablement étendus depuis l’époque de Kanner. Ce n’est pas seulement l’effet d’un changement conceptuel, mais aussi d’une découverte de longue haleine. Quand le diagnostic n’existait pas, personne ne pouvait prétendre s’en être sorti ou avoir guéri. Kanner a suivi ses premiers patients. Aucun ne s’est rétabli. Deux ont survécu grâce au dévouement de leur famille. La plupart étaient dans une institution, ce qui faisait enrager le médecin. Mais, dès lors que le diagnostic a été possible et qu’on a prêté plus d’attention aux soins, certains enfants sont devenus des adultes avec une vie sociale décente. L’exemple le plus célèbre est celui de Temple Grandin, qui éprouve une forte empathie pour les animaux et a contribué à apporter des améliorations considérables aux abattoirs américains.

Un livre de Kamran Nazeer vient aujourd’hui s’ajouter à une liste d’autobiographies fascinantes écrites par d’anciens autistes devenus socialement autonomes (10). Grâce à tous ces récits, nombre d’adultes mal dans leur peau se reconnaissent aujourd’hui autistes, du moins est-ce ce qu’ils disent. Il est si précieux de pouvoir coller une étiquette sur son étrangeté ! Cela apporte une forme de paix, et l’on peut enfin se dire : voilà donc ce que je suis. Les thérapeutes ne demandent qu’à encourager la démarche. On voit même se dessiner un nouveau mouvement : « Nous allons très bien, disent certains autistes, nous sommes seulement différents, nous faisons certaines choses mieux que vous, vous en faites d’autres mieux que nous. » Mais n’oublions pas la grande majorité des autistes profonds qui, dans le meilleur des cas, pallient un peu leurs difficultés.

Une militante et philanthrope britannique me l’a confié : à l’époque de la naissance de son enfant, dans les années 1960, les parents faisaient pression pour obtenir un diagnostic d’autisme, la seule forme de handicap d’apprentissage à n’être pas classée dans la catégorie « inéducable » en Grande-Bretagne. De fait, c’est devenu un trouble revendiqué, ce qui contribue à l’augmentation du taux de diagnostic. Des parents militants ont lutté pour que leur problème soit pris au sérieux. Aux États-Unis, les mesures en faveur de l’« éducation spéciale » sont particulièrement généreuses, notamment parce  que John Kennedy avait une sœur souffrant d’un sévère retard mental (11). Une fois acquis le principe de l’éducation spéciale, les parents d’enfants autistes ont longtemps bataillé pour changer les mentalités, et ils ont réussi. Aujourd’hui, un enfant atteint de problèmes d’apprentissage et de sociabilité attirera une plus grande attention s’il est reconnu autiste. La Caroline du Nord a mis en place un programme remarquable pour les petits ayant de sérieuses difficultés. Son acronyme est TEACCH (Traitement et éducation des enfants autistes et affectés de handicaps de communication apparentés). Le mot « apparentés » permet d’intégrer les enfants qui n’ont pas encore été diagnostiqués (12).

Fini la stigmatisation

En Grande-Bretagne, le système est également de bonne qualité. Davantage d’enfants sont diagnostiqués de manière précoce, tout simplement parce que les instituteurs sont plus enclins à signaler un enfant difficile qui pourrait être autiste, et sont encouragés à le faire par les parents car c’en est fini de la stigmatisation et ils bénéficient d’un meilleur soutien institutionnel. La prise de conscience générée par les défenseurs de la cause des autistes et d’autres, y compris les romanciers, a considérablement amélioré leur vie, non seulement en assurant la mise en place de meilleurs services mais aussi en permettant aux autres de les accepter tels qu’ils sont.

Je pense que de tels facteurs peuvent expliquer la prévalence accrue des diagnostics. Mais si vous pensez que l’incidence de l’autisme lui-même a augmenté, alors l’explosion du diagnostic fournit forcément une clé de compréhension des causes du mal. C’est précisément ce que soutiennent des mouvements alternatifs. Quel changement de l’environnement a pu conduire à ce développement de l’autisme ? L’introduction du vaccin ROR (rougeole, oreillons et rubéole), disent-ils. Ou bien la présence de mercure dans l’alimentation. Et ainsi de suite. Schreibman écrit à juste titre que bien peu d’éléments solides viennent étayer ces hypothèses. Mais si vous pensez que l’autisme s’est effectivement répandu, il faut bien en chercher la raison. Puisque nous ne savons rien de ses causes, aucun indice ne doit être écarté, si mince soit-il. C’est l’un des mérites des recherches de Baron-Cohen. Bien qu’il s’avance parfois sur un terrain glissant, il pose mieux le bon type de questions simples que la plupart des scientifiques (13). Le fait que la plupart des autistes soient des garçons est forcément un signe. L’incapacité de ces enfants à regarder quelqu’un dans les yeux doit aussi dire quelque chose d’important ; on a même découvert qu’ils sont meilleurs que nous pour déceler des changements dans la moitié inférieure d’un visage, et bien moins doués pour les repérer dans la moitié supérieure. Une part de la recherche se doit d’exploiter ces mystères à l’état brut.

Presque par définition, les enfants autistes comprennent mal les sentiments d’autrui. Une école très active au sein des sciences cognitives soutient que nombre de facultés humaines sont innées et de type modulaire, une structure neuronale particulière devant correspondre à chaque groupe de facultés. Suivant ce point de vue, il manque aux autistes le module mental qui nous permet de comprendre autrui. Bien des indices vont dans ce sens. Des batteries de tests indiquent que les autistes n’attribuent pas de croyances aux autres de la manière habituelle. Ils auraient une déficience des « neurones miroirs », qui produisent chez nous des dispositions parallèles à celles des personnes que nous voyons et écoutons. Et il y a les particularités observées en matière d’échange de regards. Mais cette approche, très reconnue en Grande-Bretagne avec des chercheurs comme Uta Frith (14), Baron-Cohen, Alan Leslie et d’autres, ne trouve pas grâce aux yeux de Schreibman, pas plus qu’à ceux de Nazeer (15).

Quoi qu’il en soit, voici encore un autre signe de l’intérêt croissant pour l’autisme : de nombreux psychologues et chercheurs en sciences cognitives pensent que cette pathologie fournit une clé pour comprendre l’esprit humain. De plus, de très nombreux scientifiques impliqués, comme Lorna Wing, sont eux-mêmes parents d’un autiste et se sont faits les avocats passionnés de leur cause. S’il y a tant de choses à lire sur le sujet, c’est aussi qu’il est en vogue dans les milieux de la recherche. Nazeer, qui en a fait l’expérience, note que les enfants touchés sont soumis à tests à n’en plus finir et nous avertit ironiquement sur les effets induits par les expérimentateurs sur les réactions des gamins.

Alors, que savons-nous de l’autisme ? Pas grand-chose. Que devons-nous faire ? Schreibman décrit une multitude de systèmes thérapeutiques. Le plus radical a été imaginé par Ivar Lovaas à Los Angeles voici quarante ans. Il a d’abord essayé la psychanalyse, qui n’a rien donné, puis est passé au « conditionnement opérant » intensif. C’est du behaviorisme à l’état pur. Il l’a baptisé ABA (Applied Behavioral Analysis). Dès que possible, même à partir de 30 mois, l’enfant est confié à un entraîneur, sept heures par jour six jours par semaine. Le moindre signal positif, un son émis au bon moment, un regard dans la bonne direction, se voit encouragé par des sourires et même des bonbons. Toute conduite déplacée est au contraire vivement découragée. La méthode Lovaas coûte l’équivalent de 45 000 euros par an (16) . Ses promoteurs disent qu’après ce sévère entraînement l’enfant peut entrer dans le système scolaire, assisté d’un éducateur, et qu’il sera pleinement intégré à l’âge de 12 ans. De nombreux experts ne partagent pas cet avis.

Dans la jungle des traitements

Quel comportement s’agit-il de renforcer ? Le conditionnement opérationnel met l’accent sur le langage. Schreibman voit là un problème. Bien des enfants autistes semblent n’apprendre que des phrases par cœur, qu’on les a entraînés à répéter. La théorie moderne de l’acquisition du langage a commencé avec la démolition par Noam Chomsky de l’approche behavioriste [par conditionnement] proposée par B. F. Skinner. Tout se passe comme si ces enfants étaient une affreuse parodie de Skinner. Comme s’ils manquaient réellement de la faculté du langage, laquelle, pour Chomsky, est innée chez la plupart des êtres humains. Et pourtant, avant Lovaas, aucun système ne semble avoir aidé les enfants autistes de manière significative. L’ABA a ouvert des portes. Schreibman signale que de nombreuses méthodes de modification comportementale ont réellement un effet positif. Elle en montre les bénéfices respectifs. Le programme TEACCH se fonde sur l’idée que l’autisme est une pathologie neurobiologique irréversible et se concentre sur les dispositions particulières de chaque enfant. Schreibman le range parmi les « traitements pouvant avoir une efficacité », mais émet de sérieuses réserves. Cependant, écrit-elle, « la thérapie de choix, aujourd’hui, repose sur le modèle comportemental. De fait, ce modèle est le seul à avoir empiriquement démontré son efficacité sur ces enfants ». Ce qu’il faut, c’est un mélange éclectique de méthodes comportementales et de beaucoup d’amour.

Peut-être certains cas d’autisme sont-ils, finalement, « réversibles ». Nazeer est le fils de parents pakistanais apparemment prospères, nomades et très attentionnés. Il a bien commencé à parler à l’âge de 4 ans, mais manifestait l’incapacité habituelle de comprendre autrui et alignait de manière obsessionnelle ses petites voitures en bon ordre contre le mur. Il eut la chance d’être envoyé dans une petite école pour autistes à New York, dirigée par des enseignants dévoués et sensibles. Eux aussi travaillaient sur le comportement, mais en mettant l’accent sur les déficits sociaux. Heure après heure, jour après jour, ils s’efforçaient de faire jouer les enfants ensemble. Ils passaient en boucle les enregistrements d’une conversation : Qu’est-ce que Tom dit à Maureen ? Pourquoi ? Comment réagit-elle ? Aujourd’hui, ils utilisent un programme informatique. Nazeer ne mentionne pas qu’il existe une première génération de robots à l’expression joyeuse, conçus pour interagir avec les enfants autistes et épargner aux enseignants un inévitable épuisement.

Lui-même présente encore quelques bizarreries de comportement, mais il possède une licence en droit, un doctorat en philosophie, et travaille comme analyste politique auprès du gouvernement britannique. Il a décidé de s’intéresser à ce qu’il était advenu de certains de ses anciens camarades de classe. Trois ont accepté de parler longuement avec lui. Un quatrième s’était suicidé, mais il a rencontré la famille. Le premier d’entre eux occupe un poste presque aussi élevé que Nazeer et rédige les discours d’hommes politiques du Parti démocrate. Il en a écrit pour bon nombre de sénateurs ; mais sa voix est neutre, sans affect. Il avait été choisi pour faire le discours de fin d’étude de sa promotion au lycée, mais un autre élève a dû le lire à sa place. Le deuxième est coursier à vélo. Il me semble avoir une espérance de vie limitée : l’une de ses excentricités est d’enfourcher sa bicyclette avant l’aube en direction du centre de Chicago et de pédaler quelques kilomètres les yeux fermés avant d’arriver en ville. Il s’entend bien avec son patron. On lit une anecdote terrifiante à propos d’un client qui s’est payé sa tête en lui demandant de livrer un revolver à l’autre bout de la ville, ce qu’il fait mécaniquement, comme tout ce qu’il fait. Son amant l’exploite. Ils finissent par rompre, ce qui est aussi d’une certaine façon une expérience de socialisation. Quant au troisième condisciple, il a appris à utiliser des marionnettes pour exprimer ce qu’il ne peut pas dire. Nazeer affirme que les autistes ont d’abord besoin de ce qu’il appelle la « cohérence locale », et analyse chez ses amis le désir de l’atteindre. Il relate aussi quantité de propos et d’opinions émis sur l’autisme et ses théoriciens. Schreibman est utilement didactique ; Nazeer est un charmant conteur qui a des choses importantes à dire.

Le « groupe » des autismes

Il retourne voir ses enseignants. L’une se montre plutôt brutale avec lui. « Tu es odieuse », lui dit-il. « Tu n’es pas autiste », lui rétorque-t-elle (une personne affectée ne comprendrait pas qu’elle se comporte de manière odieuse). Qu’est-ce qui lui a permis de s’en sortir ? Le soutien indéfectible de parents, sans doute riches, une bonne école au bon moment. Aussi, l’absence de véritable difficulté dans l’acquisition du langage (quatre ans, ce n’est pas si dramatique). Mais, même si l’on tient compte de ces atouts, son évolution reste exceptionnelle. Comment s’explique- t-elle ? Nous n’en avons pas la moindre idée. Sa petite école n’acceptait-elle que des élèves prometteurs ?

Toutes ces histoires, depuis Maman, pas l’hôpital ! jusqu’à celle de Kamran Nazeer, concernent-elles des personnes souffrant du même trouble neurobiologique, mais présentant différents degrés de gravité ? Ou bien s’agit-il en réalité de phénomènes différents ? Comme l’observe Nazeer, la plupart des adultes autistes ne vivent pas de manière autonome. Malgré les trois succès qu’il a recensés, et le sien propre, il écrit que la grande majorité des autistes adultes vivent chez leurs parents – à l’image de son camarade qui s’est suicidé – ou dans une institution. Et mis à part ceux qui se sont pleinement socialisés, comme lui, la plupart des personnes qui se débrouillent seules vivent dans l’isolement. Je connais une femme âgée dont le fils habite de manière autonome dans une petite maison à la campagne : « Maman, quand tu seras partie, je me retrouverai tout seul. »

Depuis les années 1990, nous parlons de « spectre autistique », ce qui n’est pas tout à fait juste, parce qu’un spectre ne comporte qu’une dimension. Or l’autisme en possède au moins trois : un déficit au niveau du langage, un déficit social et une obsession de l’ordre. Mieux vaudrait donc parler d’un espace autistique. La question est : tous les individus que nous plaçons dans cet espace de symptômes relèvent-ils du même espace neurobiologique ? Ou bien serait-il plus prudent de parler du groupe des autismes, sans impliquer que ce sont des variations d’un même phénomène, en termes de causalité ? Le facteur qui a fait le petit Kamran Nazeer de 4 ans était peut-être foncièrement différent de ce qui fait les autismes profonds dont je parlais au début.

Cette question de savoir si nous sommes ou non en présence d’une seule réalité fondamentale est d’une immense importance pour la recherche neuro-bio-génétique. Pour ce qui est d’aider les autistes, en revanche, il est possible que cela importe peu. Lorna Wing et ses collègues ont mis au point un long questionnaire permettant d’identifier les personnes relevant du « spectre ». « Notre objectif était de concevoir un instrument clinique non pour répondre à la question : “Cette personne est-elle atteinte d’autisme ?” mais à celle-ci : “Quels sont les problèmes de cette personne, quels sont ses atouts et ses savoir-faire ?” » C’est très différent, et l’idée est difficile à faire passer. Cela montre aussi à quel point nous en savons peu : nombre de bonnes réponses à l’interrogation « Que devons-nous faire ? » dépassent l’enjeu de l’identification de l’autisme. Et qu’en est-il de cette dernière question : que pouvons-nous espérer ? À court terme, une vie meilleure pour les enfants et les adultes atteints, et donc pour leur famille. Je soupçonne qu’il faudra encore attendre très longtemps avant de découvrir ce qu’est l’espace neuro-biogénétique de l’autisme.

Cet article est paru le 11 mai 2006 dans la London Review of Books. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay.

Notes

1| Si on me touche je n’existe plus, J’ai Lu 1999.
2| Comme l’auteur le précise plus loin, l’autisme profond touche environ quatre fois de plus de garçons que de filles.
3| Entre vrais jumeaux, « la concordance oscille entre 60 % et 90 % selon les études », écrit le généticien Bertrand Jordan, alors qu’« elle n’est que 10 % à 20 % chez les faux jumeaux ».
4| On considère généralement que le ratio garçons/filles est nettement plus élevé chez les autistes dits de haut niveau.
5| Apparu en nombre à la fin des années 1970 aux États-Unis, le trouble de la personnalité multiple s’est répandu comme une épidémie dans les deux décennies suivantes. Des thérapeutes y ont vu à tort le résultat d’abus sexuels commis pendant l’enfance, ce qui a créé un climat de suspicion. Ian Hacking a écrit un livre sur le sujet (L’âme réécrite, 2006).
6| Le héros de ce roman à succès, atteint du syndrome d’Asperger, mène une enquête policière sur le meurtre d’un chien.
7| J’ai Lu, 2000.
8| Le livre du Dr Spock, Comment soigner et éduquer son enfant, publié en 1946, deviendra un bestseller mondial, avec plus de 50 millions d’exemplaires vendus.
9| Traduit chez Gallimard en 1969.
10| Laissez entrer les idiots. Témoignage d’un autiste, Oh ! Éditions 2006, Seuil (coll. « Points »), 2007.
11| Dans une lettre à la London Review of Books l’écrivain Hilary Mantel écrit que Rosemary Kennedy souffrait d’un retard mental léger qui ne l’empêchait pas de voyager et d’avoir une vie sociale – du moins jusqu’à ce que ses parents la fassent lobotomiser et placer en institution.
12| Le programme TEACCH a essaimé un peu partout, y compris en France.
13| Autism and Asperger Syndrome. Facts, Oxford University Press, 2008.
14| L’Énigme de l’autisme, Odile Jacob, 1992.
15| D’autant que l’existence de ces « neurones miroirs » est aujourd’hui mise en doute.
16| Cette méthode est prise en charge par la collectivité publique aux Pays-Bas et au Canada, mais pas aux États-Unis ni en France, où des associations de parents prennent le relais.

 

LE LIVRE
LE LIVRE

Science et fiction de l’autisme de Laura Schreibman, Harvard University Press, 2007

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Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Chronique

Feu sur la bêtise !

par Cécile Guilbert

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