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Un paradoxe

Il y a tant de choses que nous voudrions avoir faites hier, et si peu que nous voulons faire aujourd’hui.
Mignon McLaughlin

Mignon McLaughlin était une journaliste américaine des années 1950 célèbre pour ses maximes et aphorismes pleins de sagesse. À mon sens, elle a mis ici le doigt sur une distinction essentielle entre vouloir faire et vouloir avoir fait. Même au plus profond de l’impasse, il y a beaucoup de choses que je voudrais avoir faites et dont j’espère que je les ferai un jour. Le désir d’accomplissement est toujours là. Mais il ne me motive pas. Je ne peux me résoudre à entreprendre aucune de ces choses aujourd’hui.
Exemple : devant moi, sur mon étagère de livres à lire, se trouve Le Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer. Sa lecture est en attente depuis une dizaine d’années. Une conversation avec un collègue m’ayant donné l’envie d’en apprendre davantage sur ce grand philosophe, j’avais acheté une traduction de son œuvre majeure. J’aimerais sincèrement avoir pris le temps de lire ce livre à un moment ou un autre au cours de ces dix dernières années. Et je suis sûr qu’à l’issue de la pandémie, j’aimerai sincèrement l’avoir lu pendant la période de confinement, quand j’avais tout le temps de le faire. Et pourtant, je ne le fais pas. Je voudrais l’avoir lu et je ne cesserai de le vouloir tant que je ne l’aurai pas fait. Mais les jours passent sans que je puisse m’y résoudre, alors même que cette activité pourrait me servir d’excuse pour ne pas désencombrer le garage. Comment expliquer cela ?

Si je m’y mettais aujourd’hui, ou un autre jour de ce mois-ci ou du mois prochain, et que j’en lisais quelques dizaines de pages, je l’aurais fini en huit à dix jours. Même en prenant beaucoup de notes, deux semaines suffiraient. Je passerais mes journées confortablement assis dans mon bureau (en désordre), ma pipe à la bouche ou à portée de main. Avec un café le matin, un soda l’après-midi, un whisky le soir.
Je n’ai aucune excuse pour ne pas lire Schopenhauer. Je pourrais arguer que si je ne le lis pas, c’est parce que je vais désencombrer le garage, ranger mon bureau et finir d’écrire mon livre. Mais je n’y crois pas. Je ne ferai rien de tout cela aujourd’hui. Ni même demain.
Être dans l’impasse est une situation affligeante. Mais pour un philosophe comme moi, qui se pique d’être spécialiste de la procrastination, il est plus affligeant encore de ne pas comprendre comment j’ai pu en arriver là. Mon apathie est non seulement inexcusable, elle est inexplicable. J’aimerais tant avoir lu Schopenhauer : pourquoi n’ai-je donc pas envie de le lire aujourd’hui ? Je n’ai pas tourné le dos à la philosophie. Je n’ai rien appris de nouveau sur Schopenhauer qui m’ait amené à revoir la valeur de son œuvre à la baisse. L’aphorisme de McLaughlin résume parfaitement ma problématique. Le désir d’avoir fait est très différent du désir de faire. Même dans des conditions optimales, l’un n’implique pas l’autre. N’est-ce pas là un paradoxe ?

La prise de décision

Les mécanismes qui sous-tendent le processus décisionnel semblent a priori assez simples. Toute action est le résultat d’une prise de décision basée sur des croyances et des désirs. Les croyances (j’inclus ici les intuitions, acquis, souvenirs, opinions, etc.) se définissent par leur capacité à être vraies ou fausses ; les désirs (envies, pulsions, souhaits, espoirs, etc.), par leur capacité à être satisfaits ou insatisfaits.

L’association d’une croyance et d’un désir produit une raison d’agir. En résumé, si la croyance est vraie, l’action satisfera le désir.
Ainsi, quand nous faisons quelque chose pour une raison (préparer le petit déjeuner, écouter les informations, faire un jogging dans le quartier ou éteindre le réveil et rester sous la couette), c’est parce que nous en éprouvons le désir. Mais le désir à lui seul ne suffit pas à nous faire passer à l’acte : il faut que ce désir s’appuie sur certaines croyances. J’ouvre le réfrigérateur parce que j’ai envie de manger des œufs pour le petit déjeuner. Cela suppose que je croie pouvoir trouver des œufs dans le réfrigérateur, si tant est qu’il en reste. De telles croyances ne sont pas nécessairement explicites. Quand je veux regarder la télévision, j’appuie sur le bouton de la télécommande, parce que c’est ainsi qu’elle s’allume.
Un désir et une croyance susceptibles d’enclencher une action forment ce que j’appellerai une « équipe de raisons ». Cette équipe nous donne une raison d’agir : si la croyance est vraie, l’action satisfera le désir ou, du moins, elle augmentera la probabilité de le satisfaire.

Mettons que je sois assis au comptoir d’un bar et que je commande une bière. Il me semble voir le barman poser une pinte devant moi. Je ne crois pas me trouver dans un laboratoire d’intelligence artificielle ni dans un rêve. J’entretiens donc la croyance que la pinte est bien là, devant moi, prête à être bue. Justement, j’éprouve le désir de boire une bière. Animé par ma croyance et mon désir, je me décide à tendre la main, à attraper la pinte, à la porter à mes lèvres et à boire ma bière. Si ma croyance est vraie, mon désir sera satisfait.
Mais, si j’ai mal évalué la position de la pinte – parce que mes lunettes sont embuées par mon masque, ou parce que j’ai déjà bu un coup de trop –, je risque de la renverser, de voir la bière se répandre sur le comptoir et de ne pas satisfaire mon désir. Si le barman a voulu me faire une blague en me servant une pinte de térébenthine au lieu de bière, mon désir ne sera pas non plus satisfait. Mais si mes croyances sont vraies, mon action aura pour résultat la satisfaction de mes désirs. Le désir de boire une bière, associé à mes croyances, m’a donné une raison d’agir.

Pourquoi parler d’« équipes de raisons » plutôt que simplement de « raisons » ? Premièrement, parce que les désirs et les croyances sont des états ou processus cérébraux complexes qui ont des causes et des effets. Deuxièmement, parce que le passage à l’acte implique un ensemble, une « équipe » composée d’un désir et d’une ou plusieurs croyances. Troisièmement, parce que différentes « équipes » entrent en concurrence pour s’imposer comme raisons d’agir et enclencher effectivement une action.
Mettons que j’aie déjà bu une bière ou deux et que je sois tenté d’en boire une dernière avant de reprendre le volant pour rentrer chez moi. Je serai alors partagé entre deux désirs contradictoires qui mobiliseront chacun des croyances, à la manière de capitaines qui engagent des recrues pour renforcer leur équipe. Le désir de ne pas m’attirer d’ennuis (une contravention ou, pire, un accident) fera équipe avec la croyance qu’une bière de plus augmentera les risques d’une telle éventualité. Animé par mon désir initial, je me prends à penser :
« Une troisième bière ne m’empêchera pas de conduire. Elle risque simplement de me faire dépasser le taux légal d’alcoolémie. Mais ce taux, il a été établi en fonction de petits gabarits adolescents. Il me faudrait bien plus que trois bières pour me mettre à zigzaguer. Je conduirai prudemment, je n’éveillerai pas le moindre soupçon. D’ailleurs, à cette heure, il est peu probable que je me fasse contrôler sur la route entre le bar et chez moi. »
Mais, aussitôt, le désir concurrent appelle des renforts :
« Si je dépasse la limite d’alcool autorisée et qu’un autre automobiliste me fonce dedans, c’est moi qui serai considéré en faute. Même sobre, un homme de mon âge a du mal à marcher en ligne droite ou, pire encore, à réciter l’alphabet à l’envers : si je suis contrôlé, je risque d’avoir l’air suspect. Et un éthylotest m’exposerait à de graves ennuis, puisque la quantité d’alcool que j’ai dans le sang suffirait à enivrer un adolescent. Les probabilités que je doive me soumettre à un contrôle sont minimes, mais les conséquences seraient catastrophiques. »

Comment départager les équipes ? Le plus souvent, ce n’est pas vraiment de mon ressort. Mon action est le produit d’une décision qui est elle-même le produit de ma volonté, ensemble de désirs et de croyances formant des équipes concurrentes. L’équipe gagnante est celle qui déterminera ma « décision ». Ce scénario ne ­s’applique peut-être pas à certains types de décisions qui impliquent non seulement des désirs mais une réflexion éthique sur la nature des désirs. N’empêche que, le plus souvent, c’est ainsi que je fonctionne.

J’entrevois alors une solution au problème exposé par l’aphorisme de McLaughlin. Être désireux d’accomplir telle ou telle chose ne veut pas forcément dire que ce désir recrute activement des croyances qui nous pousseront à le satisfaire ­maintenant, ou du moins aujourd’hui.
Je n’ai aucune envie d’allumer la radio pour écouter les élucubrations ­ultra-conservatrices de Rush Limbaugh, pas plus que de me taper sur le pouce avec un marteau, de manger des flageolets à l’ail ou de la tourte stargazy. Ces désirs-là n’ont aucune chance d’être sélectionnés dans l’une de mes équipes. Mais j’ai bien envie de lire un jour Le Monde comme volonté et comme représentation, et ce depuis au moins dix ans. Ce désir a sans doute été actif à un moment donné de sa carrière, il a même failli être un des vainqueurs du palmarès de mes accomplissements. Mais il a été relégué en troisième division, et ça fait bien longtemps qu’il est sur la touche.
Récapitulons. La procrastination structurée repose essentiellement sur une liste des choses à faire, énumérées par ordre de priorité. Ces choses, vous avez plus ou moins envie de les accomplir un jour ou l’autre. Commencez par la première, celle qui est en tête de liste ; imaginez que vous la menez à bien et que vous vous en félicitez. Si cette pensée ne suffit pas à vous motiver, passez à la tâche suivante. Imaginez que vous l’entreprenez dès maintenant et que, même si cette perspective n’est guère réjouissante, elle vous permettrait au moins de remettre à plus tard la tâche n° 1. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que vous trouviez une tâche susceptible d’être sélectionnée pour la compétition. Il ne s’agira pas forcément de votre ­passe-temps préféré, ce sera peut-être même une corvée. Mais si vous l’envisagez comme un moyen de ne pas effectuer les tâches listées plus haut, votre désir se mettra en branle et ira recruter les croyances favorables qui gisent dans les recoins de votre cerveau. Voilà de quoi se motiver.

Si vous êtes dans l’impasse, hélas, cette stratégie est inefficace. Vous avez beau passer en revue votre to-do list, aucun de vos désirs, aussi forts soient-ils, ne vous donne aucune raison d’agir. Ils restent obstinément inactifs. Ils ne font pas équipe avec des croyances pour essayer de vous motiver. Vous n’avez envie de rien entreprendre, même pour trouver prétexte à différer d’autres tâches plus importantes.

Sortir de l’impasse

Comment sortir de cette impasse ? Nos désirs sont bien présents, mais ils ne forment pas d’équipes désirs-croyances qui entrent en lice pour vous donner une raison d’agir. Un peu comme si un match était au programme, mais que seuls les entraîneurs se présentaient sur le terrain. Les équipes, elles, sont restées dans les vestiaires.

Habituellement, dans le processus décisionnel, nos désirs s’empressent de susciter nos décisions et, pour renforcer leur équipe, ils recrutent des croyances. Mais si nous inversions le processus ? Si nous mettions en avant les croyances pertinentes et que nous leur laissions le soin de stimuler nos désirs ? Il ne suffit pas que je caresse le désir de terminer mon livre, de mettre mon bureau en ordre ou de lire enfin Schopenhauer. Tous ces désirs ont beau être présents, ils ne me font pas passer à l’acte. Peut-être vaudrait-il mieux que j’intervienne, que je recrute des croyances et que je les laisse activer les désirs.
Les croyances n’ont pas forcément à être vraies. Il suffit qu’elles éveillent en nous de douces fantasmagories. En matière de déni et d’illusions, les procrastinateurs structurés que nous sommes ont assurément un beau potentiel. La solution consisterait donc à mettre le désir entre parenthèses, sans rien attendre de lui, et à l’entourer de croyances qui, telles des pom-pom girls, l’encourageront à se mettre en action. Du moins est-ce là mon hypothèse. Je vais tenter une expérience pour vérifier sa validité.

Le moment le plus opportun me semble être le soir. Aussi profonde soit mon apathie, je vais profiter des instants de somnolence qui précèdent l’endormissement pour fantasmer que j’entreprends de grandes choses. Je vais donc m’imaginer que je lis Schopenhauer comme une alternative au fait de devoir ranger mon bureau ou d’écrire mon livre. Cette lecture m’apparaît comme une activité agréable et gratifiante. C’est sans doute illusoire, mais se bercer d’illusions ne sollicite pas trop d’efforts. Je m’imagine donc que je vais piocher le livre sur l’étagère, comme si je renouais avec un vieil ami dont je n’ai pas pris de nouvelles depuis longtemps. Je lirai les textes de présentation en quatrième de couverture pour bien me rappeler qu’il s’agit là d’une œuvre majeure. Je me remémorerai les propos de mon collègue qui avaient initialement éveillé mon intérêt. J’anticiperai la satisfaction que m’apportera cette lecture. J’irai peut-être jusqu’à personnifier le livre : il est là, bien au chaud entre mes mains, il me regarde, heureux qu’on lui prête enfin attention. Peut-être Schopenhauer m’observe-t-il de là-haut, peut-être m’adresse-t-il même un sourire approbateur. Au moins un demi-sourire (il a la réputation d’être un peu grincheux). Je pourrai en placer quelques citations pour briller dans les dîners en ville, ou m’interroger sur les points de comparaison entre Schopenhauer et David Hume, mon héros. Je n’ai pas de mal à me convaincre de tout cela, tant qu’il n’est pas question de le lire maintenant. Je m’endors, et le livre n’est même pas sur ma table de chevet.
Dans un demi-sommeil, il n’est pas difficile de fantasmer que l’on accomplit des choses en réalité assez difficiles. Je pourrais prendre des sacs en plastique, les percer de quelques trous et aller dès demain à Washington pour y kidnapper quelques politiciens véreux que je relâcherais au fin fond du Nebraska (ils auraient ainsi la surprise de se retrouver dans la bonne ville de Funk).

Aussi séduisant soit-il, ce projet est impraticable. Le désir que j’éprouve de le faire, associé aux croyances que j’entretiens quant à mes capacités d’exécution, n’aurait aucune chance de remporter la compétition. Il ne dépassera jamais le stade du fantasme.
Mais si, avant de m’endormir, je m’imagine lire Schopenhauer, les croyances ainsi acquises ou renforcées pourront profiter de mon sommeil pour éveiller ce désir. Au matin, l’équipe « lire Schopenhauer » sera peut-être de taille à affronter l’équipe « allumer les infos sur CNN » ; en tout cas, elle battra à plate couture l’équipe « regarder Fox News ».
Vous me direz que je ferais mieux de projeter mes fantasmes sur la rédaction de mon livre en attente. Mais j’ai bien peur que ce soit mettre la barre un peu trop haut. Idem pour ce qui est de ranger mon bureau ou de désencombrer le garage : ces tâches me paraissent insurmontables. Lire Schopenhauer, en revanche, est un défi juste assez ambitieux pour me sortir de l’impasse. Je vais essayer cette méthode. Si elle est concluante – si j’arrive à lire au moins un ou deux chapitres de Schopenhauer et que je commence à entrevoir une issue –, alors je publierai cet appendice et vous saurez ce qu’il vous reste à faire. 

Ce texte est un extrait du livre La Procrastination, de John Perry, qui reparaît le 5 mai 2021 aux éditions Autrement en version augmentée d’un texte inédit, Quand la procrastination rencontre le confinement. Il a été traduit de l’anglais par Myriam Dennehy.

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C’est dans la forêt, en s’entraînant à la poutre sur un tronc d’arbre et en perfectionnant sa course d’élan sur des chemins cahoteux, que la gymnaste tchécoslovaque Věra Čáslavská a préparé les jeux Olympiques de 1968 : après avoir cosigné le manifeste « Deux mille mots » lors du Printemps de Prague, la triple médaillée d’or aux jeux de 1964 avait dû se cacher. Le régime communiste l’autorisa à participer aux JO de Mexico quelques jours seulement avant leur ouverture, mais il ne tarda pas à le regretter, comme le racontent les Tchèques Jan Novák et Jaromír 99, dans une bande dessinée aux flamboyantes couleurs olympiques.

Au Mexique, le succès est au ­rendez-vous pour la star tchécoslovaque, qui récoltera 4 médailles d’or et 2  d’argent face à l’armada de gymnastes soviétiques. Le public est conquis, notamment par sa performance au sol, tout comme les juges, qui lui attribuent les meilleures notes. Pourtant, à la surprise générale, ils remontent ensuite celles de la Soviétique Larisa Petrikova (sous la pression de Moscou ?), et Čáslavská doit partager la première marche du podium avec sa rivale. L’occasion est trop belle pour l’indocile Tchécoslovaque, bien décidée à dénoncer devant le monde entier l’occupation de son pays par les troupes du pacte de Varsovie : quand les premières notes de l’hymne soviétique retentissent, elle baisse la tête et détourne ostensiblement le regard du drapeau qui s’élève alors. Ce geste bouleversera la vie de la gymnaste, devenue du même coup la deuxième femme la plus populaire du monde, derrière Jackie Kennedy, et la bête noire des autorités inféodées à Moscou. 

Sa descente aux enfers commence à son retour en Tchécoslovaquie. Son mariage avec le coureur de demi-fond tchécoslovaque Josef Odložil (célébré en grande pompe dans la cathédrale de Mexico, au milieu de centaines de milliers de fans) est une catastrophe : jaloux de son succès, son mari devient violent, alcoolique et infidèle. Par ailleurs, elle n’a plus le droit de voyager et se voit réduite à travailler comme femme de ménage. Un destin qui n’est pas sans rappeler celui du héros du premier album du tandem Jan Novák-Jaromír 99 : Emil Zátopek, illustre coureur de fond tchécoslovaque et triple médaillé d’or olympique, a dû travailler dans les mines d’uranium puis comme éboueur après avoir témoigné son soutien au réformateur Alexandre Dubček.

L’esthétique de Čáslavská est différente de celle du roman graphique Zátopek1. Les dessins anguleux et les tons pastel, qui rappellent l’iconographie des affiches soviétiques, ont laissé place à des couleurs vives, à des traits plus arrondis. Mais l’intention des auteurs reste la même : entremêler destins sportifs hors normes et trajectoires individuelles emblématiques de l’histoire de leur pays. Dans Čáslavská, ils guident le lecteur au travers des gymnases du monde entier et des salles d’interrogatoire de la police communiste, jusqu’à l’asile psychiatrique qui accueillera finalement l’ancienne icône. Son retour en grâce après la chute du bloc soviétique – elle devient conseillère du président Václav Havel – n’aura été que de courte durée. En 1992, son fils tue accidentellement son ex-mari Josef Odložil au cours d’une bagarre dans un bar. Elle glisse alors dans l’anonymat et n’en sortira que peu de temps avant sa mort, en 2016. 

— Books

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Convoquée le 4 août 2020 par le tribunal révolutionnaire, Sedigheh Vasmaghi a décidé de ne pas assister à l’audience et a été condamnée à un an de prison. Son crime ? Cette universitaire de renom, poétesse à ses heures, avait signé une pétition dénonçant les violences policières lors des manifestations contre la hausse du prix du pétrole en novembre 2019, lesquelles avaient fait plusieurs centaines de morts. Cette peine vient s’ajouter à une plus ancienne, prononcée en 2017, pour « propagande contre l’État islamique ».

À l’époque, Sedigheh ­Vasmaghi, qui avait quitté l’Iran en 2011 pour fuir le harcèlement judiciaire dont elle faisait l’objet, avait renoncé à sa vie tranquille et à son poste à l’Université d’Uppsala, en Suède, pour rentrer à Téhéran avec son mari. Arrêtée dès son arrivée à l’aéroport, le 14 octobre 2017, elle avait comparu une semaine plus tard devant ce même tribunal, qui lui avait notamment reproché son opposition à la lapidation des femmes et, plus généralement, son hostilité au régime des mollahs. Sa décision de rentrer au pays tout en étant consciente de ce qui l’attendait lui a valu la considération et le respect de ses pairs à l’étranger. « Vous avez courageusement choisi de retourner en Iran alors que vous êtes grand-mère […], lui a écrit Lisa Appignanesi en sa qualité d’ancienne présidente du PEN club britannique. Le gouvernement iranien ne partage pas votre courage. Il semble craindre une écrivaine de votre talent et de votre stature, une femme dont la poésie primée et les traductions de l’arabe classique ont enchanté des générations, une femme unique, qui a enseigné le droit dans son pays natal et à l’étranger et dont les travaux universitaires sur les femmes, la ­jurisprudence et l’islam, ainsi que les études sur la polygamie ont depuis longtemps enrichi la réflexion juridique dans ce domaine, mais sont désormais interdits », poursuit Lisa Appignanesi. C’est en grande partie grâce aux efforts de la section internationale du PEN club que l’opinion publique est devenue sensible au sort de cette intellectuelle iranienne.

Née en 1961, Sedigheh ­Vasmaghi a fait des études de droit islamique à l’Université de Téhéran. Après avoir obtenu son doctorat à la fin des années 1980, elle y a enseigné d’abord comme assistante puis comme professeure de théologie. Elle est l’une des rares femmes en Iran à s’être spécialisée dans le droit islamique, ce qui lui permet d’affronter les mollahs sur leur propre terrain – celui de la religion –, et notamment sur la question de la place des femmes dans la société. Ses premiers démêlés avec la justice datent de 1997, lorsqu’elle publie un article critique sur les réformes dans le pays. Mais, à l’époque, le vent de la perestroïka souffle sur l’Iran et, à la faveur de l’élection de Mohammad Khatami, elle connaît un répit. En 1999, elle est même élue au conseil municipal de Téhéran, poste qu’elle occupera jusqu’en 2003. Les Iraniens la connaissent aussi comme poétesse : son premier recueil, « Priant pour la pluie », sort en 1989 et sera suivi de cinq autres. Son principal ouvrage universitaire, ­Women, Jurisprudence, Islam, paru en 2014 en Allemagne (où elle a également enseigné), n’a en revanche jamais été publié dans son pays.

Le 15 novembre 2020, à l’occasion de la Journée mondiale des écrivains en prison, le PEN club international a lancé un vibrant appel à la communauté internationale, demandant l’arrêt des poursuites contre Sedigheh Vasmaghi. Passablement irrités par son absence à la barre le 4 août, les magistrats du tribunal révolutionnaire avaient décidé de fusionner ses deux peines, la condamnant ainsi à six ans de prison. Aux dernières nouvelles, Sedigheh Vasmaghi est toujours chez elle, à Téhéran. D’une santé fragile, elle n’est pas pour autant complètement libre de ses mouvements. Elle apprend, comme tant d’autres intellectuels iraniens, à vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête : elle sait qu’elle peut être emprisonnée à tout moment, au moindre faux pas. Mais cela ne semble pas l’effrayer outre mesure. Dans une lettre intitulée « Je proteste », qu’elle a adressée au tribunal à défaut d’y comparaître en août dernier, elle affirme : « Où que je sois, même en prison, je proteste et je protesterai contre l’injustice. » Et de conclure : « Vous pourrez emprisonner mon corps, mais jamais ma conscience ! Je préfère la prison au silence honteux face à l’injustice et à la ­corruption. » 

— Alexandre Lévy

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En 1862, un vigneron du nord d’Avignon plante quelques ceps qu’un ami lui a fait parvenir des États-Unis. Il l’ignore, mais il vient de provoquer la plus grave crise que la viticulture française ait jamais connue. « Au bout de deux ans, il découvre que les feuilles ont pris une drôle de couleur et que ses pieds de vigne dépérissent. La maladie se répand rapidement dans les vignobles », rapporte Arne Molfenter dans Der Spiegel. Cette maladie, c’est le phylloxéra, du nom du puceron qui en est à l’origine. Dans les décennies qui suivent, elle s’étend à la France et à l’Europe. Ses ravages sont gigantesques. En Champagne, au cours de l’année 1900, « 2,5 millions d’hectares de vigne doivent être détruits », poursuit Molfenter.
Pour lutter contre cette épidémie, on injecte dans le sol du disulfure de carbone – une neurotoxine. Le résultat n’est guère probant. On recourt aussi à des méthodes plus inattendues, comme faire défiler une fanfare au milieu du vignoble, en espérant chasser les insectes par la seule force de la musique militaire.

On le sait, le salut viendra d’où était apparu le fléau : d’Amérique et de ses pieds de vigne résistants au phylloxéra. Sans eux, à en croire la journaliste et œnologue britannique Rebecca Gibb, citée par Molfenter, « il n’y aurait plus d’industrie viticole en France aujourd’hui ».
Mais le phylloxéra eut des répercutions bien après la résolution technique du problème. En Champagne, notamment, la crise fragilisa les vignerons dont la situation était déjà précaire. Ajoutez à cela trois années consécutives (1907, 1908 et 1909) de pluie et de grêle qui réduisent les récoltes à 4 % de leurs rendements habituels, et la situation devient intenable. En 1911, la révolte éclate : les vignerons s’en prennent aux négociants et aux grandes maisons comme Bollinger, qui sont pillées, mises à sac, certaines incendiées. On brandit des pancartes « La Champagne ou la mort ! ». L’armée doit intervenir.

C’est qu’en Champagne, comme le rappelle Molfenter, la condition des vignerons est particulière : ils ne disposent en général que de très petites parcelles et « il n’est pas intéressant pour eux d’acquérir le matériel et les installations techniques permettant de fabriquer le vin eux-mêmes ». C’est pourquoi ils vendent leurs récoltes, après d’âpres négociations, à de grandes maisons comme Moët & Chandon, Louis Roederer ou Bollinger. Or celles-ci ont l’habitude d’importer aussi du vin produit dans d’autres régions, qui leur revient souvent moins cher et qu’elles transforment sans état d’âme en bel et bon « champagne ». Le chemin de fer permet d’en acheminer de la Loire ou du Languedoc, mais aussi d’Espagne ou d’Allemagne. « Selon certains journaux, on aurait même importé de la rhubarbe d’Angleterre pour en faire du vin », écrit Molfenter qui, pour retracer les troubles de 1911, s’appuie sur un ouvrage de Dominique Fradet, 1911 en Champagne. Chronique d’une révolution. Ces pratiques ulcèrent les vignerons. Entre leur misère et la fortune des négociants, ils voient, pas tout à fait à tort, un gouffre scandaleux.

Depuis près de deux siècles, le champagne est devenu la boisson de prédilection de la haute société : « Frédéric le Grand se faisait préparer son café avec une goutte de champagne et une pincée de poivre. Quant au futur roi d’Angleterre Édouard VII, il était surnommé ‘‘Dirty Bertie’’ parce que, selon les rumeurs, quand il se rendait au bordel parisien Le Chabanais, où il avait une chambre attitrée, il aimait faire remplir de champagne une baignoire de cuivre, dans laquelle il s’ébattait ensuite en joyeuse compagnie. » Face à la demande croissante mondiale de cette clientèle de luxe, on comprend que les grandes maisons aient été tentées de pallier les mauvaises récoltes par la fabrication d’un champagne à l’origine pas du tout contrôlée.

Reste que les révoltés de 1911 obtinrent gain de cause : le gouvernement céda. Depuis, ne peut prétendre à l’appellation « champagne » que du vin produit dans un périmètre bien délimité, dans le département de la Marne pour l’essentiel. L’hectare y atteint facilement le million d’euros, tandis que l’hectare voisin, pour peu qu’il soit en dehors des zones d’appellation protégée, se vendra 5 000 euros. 

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On n’en finit pas de découvrir des textes inédits ou oubliés de Stefan Zweig. Cette fois-ci, ce sont des articles et des préfaces, pour moitié consacrés aux grands poètes français du xixe siècle, que les éditions Payot ont rassemblés dans un petit recueil.

Apprenti versificateur, le jeune Zweig, pour polir son style, s’était essayé à traduire ses modèles. Parmi eux, Baudelaire, qu’il prend soin, dans un texte de présentation, de bien distinguer de Verlaine, une autre de ses idoles : selon lui, le public allemand avait tendance à les rapprocher outre mesure. C’était ne pas voir que ­Baudelaire, avec son côté « cérébral » et sa « retenue élégante », n’avait « rien de commun avec ce romanichel génial et pervers qu’était Paul Verlaine ».

Quant à Victor Hugo, Zweig nous dit qu’il « parle dans ses poèmes comme un tribun depuis l’estrade […] et prend un certain plaisir à l’exagération, un peu comme les caricaturistes français ». Il reste néanmoins le grand étalon poétique de son temps. Étonnamment, c’est celui dont le génie et l’importance sont les plus controversés : à en croire le dramaturge et critique littéraire Jules ­Lemaître (cité par Zweig), Hugo aurait juste eu la « chance de vivre longtemps ». 

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Pierre Boulez était un monument – un monument international. Sa mort en 2016, à Baden-Baden, provoqua un tsunami de nécrologies dithyrambiques dans toutes les langues. Comme chef d’orchestre, on le vénérait – son exigence (jusqu’à vingt-cinq répétitions pour un concert), son oreille infaillible, sa façon de déconstruire une œuvre pour la restituer sous une forme nouvelle, son intransigeance qui lui faisait stopper net l’orchestre à la plus petite erreur du moindre instrumentiste (« Vous, là-bas… »). Les musiciens de la planète entière tremblaient sous sa baguette (façon de parler : il dirigeait sans). Les auditeurs se pâmaient. « Il a complètement transformé la sonorité du piano », disait Olivier Messiaen, son maître.
Comme compositeur, en ­revanche, il inspirait moins l’enthousiasme que la crainte révérencieuse. « Pour ce qui est de sa musique, écrivait dans The New York Times John Adams, compositeur célèbre lui aussi, je n’ai jamais pu faire mieux que la respecter sans l’aimer. »

On ­admire toujours autant aujourd’hui sa créativité, sa rigueur, sa productivité quasi wagnérienne, sa quête inlassable de la perfection formelle, ses partitions constamment revues au fil des ans, jamais figées. Mais ses œuvres elles-mêmes sont jugées empreintes d’une « “froidure” [en français dans le texte] intellectuelle qui impressionne sans émouvoir », écrit encore John Adams. Certaines seraient carrément « injouables », estime le musicologue Roger Nichols dans The Guardian. Dans The New York Review of Books, Matthew Aucoin, jeune prodige à la fois compositeur, chef d’orchestre et écrivain (un néo-Boulez, en quelque sorte) encense pour sa part la musique de son prédécesseur : « brûlante » et « brutale », elle « siffle et pique comme un scorpion acculé » quand elle est à son meilleur (dans Le Marteau sans maître par exemple). On en tremblerait.

Les amateurs non francophones vont même pouvoir trembler encore plus fort puisque, depuis l’automne dernier, ils peuvent lire la traduction en anglais de seize leçons que Boulez a données au Collège de France entre 1976 et 1995. Et donc y découvrir sur le vif un ­Boulez polémiste, « dictatorial », qui « régnait par la terreur sur la scène musicale française », comme l’exprime l’un de ses anciens élèves, le pianiste et compositeur William Bolcom, dans The New York Review of Books. Il faut être « absolument moderne », tempêtait Boulez depuis sa tribune du Collège. Hors de la musique sérielle, pas de salut. Tout juste tolérait-il la sainte trinité de la seconde école de Vienne (Arnold Schönberg, ­Alban Berg et Anton ­Webern) et quelques « inclassables » comme Debussy ou – dans une moindre mesure –, Mahler et Bartók. Le reste, comme l’avait dit le maître à propos de Turangalîla, la symphonie de son propre maître Messiaen, ce n’était que de la « musique de bordel ».

Pourtant, si l’hyperactif et ultra-mobile Boulez avait accepté de grimper à la tribune du Collège de France, ce n’était pas seulement pour insulter les non-modernes mais plutôt pour tenter de réduire, comme il disait, l’écart entre « la critique musicale et la musique, qui n’ont pas évolué au même rythme ». Mieux encore, le compositeur n’avait pas hésité à se lancer dans de la « métaphysique musicale », concède John Adams, impressionné de voir Boulez s’interroger pendant 85 pages sur les rapports de la musique avec son époque ou sur les rôles respectifs de la mémoire collective et de la mémoire individuelle. Quand ­Boulez abandonnait le pupitre pour la tribune, c’était pour tenter de résoudre cette contradiction au cœur de son œuvre (de toutes les œuvres, peut-être) : comment réconcilier tradition et création ? Comment faire advenir le nouveau sans être contaminé par un passé impossible à évacuer vraiment ?

À lire les commentateurs anglo-saxons des Leçons, on perçoit pourtant une certaine gêne. Pas tellement à cause des vitupérations de l’orateur-écrivain Boulez, jugées plus folkloriques qu’inquiétantes, mais plutôt parce que son « désir de pulvériser le monde musical dans son ensemble, jusqu’à ses professeurs et idoles d’autrefois », laisse transparaître, déplore Matthew Aucoin, une « glaçante étroitesse d’esprit » devenue celle de « toute une génération ». Boulez occulte en effet dans ses Leçons pratiquement tous ses contemporains (même John Cage, avec qui il avait correspondu intensément), ou les ­dézingue implacablement, comme ­Karlheinz Stockhausen, dont la « musique intuitive » n’aboutit qu’à la production de « clichés ».

En quelque 600 pages, on ne trouve pas une seule référence à la ­musique populaire, le « principal phénomène culturel de notre temps », s’étrangle John Adams (peut-être Boulez gardait-il un mauvais souvenir de l’époque où il jouait des ondes Martenot dans la fosse des Folies Bergère ?). Pire encore : Boulez, qui était si bien vu aux États-Unis, où on lui a remis plus de 25 Grammy Awards et confié certains des plus grands pupitres du pays, passe complètement sous silence les compositeurs américains, Elliott Carter excepté.

Il fait également l’impasse sur la musique électronique. Ne compte pour lui que la musique dodécaphonique, sérielle et atonale du trio ­Schönberg-Berg-Webern. John Adams relève aussi que Boulez ne considère « que ce qui est inscrit sur la partition ». Le reste, « identité, contexte, société, politique – tout ce qui joue pourtant un rôle si essentiel dans la création – n’apparaît nulle part dans les Leçons de musique ». Incidemment, Boulez ne parle jamais de beauté, ni des femmes (« Son univers musical est 100 % masculin », s’indigne le bienséant Matthew Aucoin).

De façon générale, et malgré la collaboration de trois traducteurs à l’édition anglaise, la lecture de l’intégrale des ­leçons est jugée plutôt éprouvante. ­Jamais la moindre métaphore et un propos qui « reste toujours au niveau “méta” – on dirait du Sartre », gémit John Adams. Pour ­Matthew Aucoin, « Boulez s’exprime comme un patron de la Silicon Valley […]. Il est ­capable de fulgurances, mais peut aussi enchaîner les tautologies insipides et arides. »
Évidemment, comme le souligne sans ambages la revue Musicae Scientiae, « un livre de 631 pages constitué des idées et des opinions d’une seule personne est forcément un autoportrait ». Aucun doute sur la question ! Mais un autoportrait cloisonné, qui ne fournit pas la moindre information sur la vie privée de Boulez, monacale, semble-t-il, et farouchement protégée.

Ce qui transparaît, en revanche, c’est la relation difficile, voire impossible, du maître avec les autorités musicales françaises. Mais comment quelqu’un qui se considérait, selon Roger Nichols, « en exil physique et moral en France » aurait-il pu s’accommoder placidement du diktat des « moins que rien » qui peuplent les comités administratifs ? Même Malraux avait fait les frais du radicalisme et du modernisme implacable de Boulez. En témoigne la déflagration médiatique de sa tribune publiée dans Le Nouvel Observateur en 1966 (« Pourquoi je dis non à Malraux »), lorsque le ministre de la Culture avait nommé à la direction de la musique le très conservateur Marcel Landowski que Boulez exécrait. Heureusement, un autre moderniste impénitent, Georges Pompidou, viendrait au secours du rebelle et lui permettrait de devenir le « Lully du xxe siècle », régent dictatorial de la musique française (Ircam, Ensemble intercontemporain, Philharmonie de Paris…). Sacré retournement pour l’artiste, qui avait figuré, en 1960, parmi les signataires du Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie et s’était retrouvé ostracisé. Boulez était alors parti s’installer en Allemagne et avait commencé à diriger différents orchestres, en Europe et aux États-Unis, tout en vitupérant à distance les mélomanes passéistes et la bureaucratie culturelle française, allant jusqu’à suggérer, aux côtés de Jean Vilar et Maurice Béjart, de « faire sauter les maisons d’opéra » (comprendre : les réformer de façon radicale). Comment s’étonner qu’on ait surnommé le fulminateur de Baden-Baden le « Führer » ? 

J.-L. M.

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Dans Yoga, livre événement de la dernière rentrée littéraire (pour des raisons globalement peu littéraires), un épisode est passé plutôt inaperçu : un journaliste américain a interviewé Emmanuel ­Carrère pour The New York Times. L’écrivain dit espérer en tirer une plus grande reconnaissance dans le monde anglo-saxon. Peut-être espère-t-il aussi, par la même occasion (ça, il ne le dit pas), suggérer au lecteur que cette reconnaissance, il en jouit déjà un peu. Mais qu’en est-il, en réalité ?

De fait, la polémique autour de Yoga (l’écrivain a-t-il le droit d’utiliser la vie de ses proches dans ses livres ?) a attiré l’attention des plus grands journaux outre-Atlantique. Toutefois, c’est outre-Manche, dans The Times Literary Supplement, qu’on trouve l’éloge le plus frappant de Carrère : Sarah ­Richmond, universitaire et récente traductrice en anglais de L’Être et le Néant, de Sartre, reconnaît quelques faiblesses à l’ouvrage (la partie sur les ­migrants, à Léros, en Grèce).

Pour le reste, elle affirme ne pas s’être ennuyée un instant, même quand Carrère explore (littéralement) l’intérieur de ses narines. « Son écriture, d’une ­vitalité inépuisable, le place bien au-dessus de Karl Ove Knausgaard, auquel il est souvent comparé. » 

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À l’échelle planétaire, la dépression touche aujourd’hui plus de 300 millions de personnes, ce qui en fait, selon l’Organisation mondiale de la santé, la première cause d’invalidité dans le monde. Pourtant, les causes de ce mal du siècle restent bien mal comprises.

Dans The Empire of Depression, l’historien de la médecine Jonathan Sadowsky n’entend pas trancher le vieux débat opposant les tenants de l’hypothèse biologique – pour qui la dépression découle d’un ­déséquilibre chimique du cerveau –, aux partisans de l’hypothèse psychologique, qui considèrent que la dépression plonge ses racines dans l’environnement socio-culturel. Sadowsky « se refuse à tout réductionnisme et à tout dogmatisme », apprécie China Mills dans Nature. L’historien souligne que ce mal semble avoir existé sur tous les continents et à toutes les époques, chaque culture ayant un terme pour le désigner – les Japonais du xvie siècle l’appelaient utsushō, tandis que les Grecs de l’Antiquité parlaient de mélancolie. Sadowsky questionne la frontière mouvante tracée par chaque société entre le pathologique et le normal.

Il note que, si la dépression est un mal aussi ancien qu’universel, ce qui est nouveau, c’est le boom qu’elle connaît partout dans le monde. « Connaître l’affliction est le lot de l’existence humaine, mais à quel moment la tristesse se mue-t-elle en maladie ? La médecine moderne a-t-elle transformé une attitude normale en pathologie, pour le plus grand bénéfice de l’industrie pharmaceutique ? » s’interroge David Luhrssen dans Shepherd Express.

L’historien examine trois explications possibles de ce phénomène : la dépression a véritablement augmenté ; il y en a autant qu’avant, mais elle est mieux diagnostiquée ; des états psychologiques qui n’étaient pas considérés comme pathologiques sont désormais vus comme tels. Là encore, Sadowsky se garde bien d’émettre un avis définitif. « En tant qu’historien des sciences, il sait ce que les ­zélotes du réductionnisme scientifique ignorent : beaucoup de grandes théories se sont révélées à la fois infondées et dangereuses. […] L’essor et le déclin des thèses sur l’origine de la ­dépression montrent à quel point la science est aussi soumise aux effets de mode que l’industrie du vêtement », conclut David Luhrssen. 

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Voici un livre qui sait rassembler les ingrédients d’un best-seller. Le sujet : le Mossad, célébrissime service de renseignement israélien, au cœur de séries populaires comme The Spy et la toute récente Téhéran. Les héros : des héroïnes. Douze vraies espionnes, interviewées par un tandem médiatique : Nissim Mishal, journaliste vedette de la télé israélienne, et Michel Bar-Zohar, auteur de nombreux romans et enquêtes sur l’espionnage israélien. Dans leur précédent opus à grand tirage, Mossad. Les grandes opérations (Plon, 2012), ils évoquaient quelques espionnes, à l’instar de celles qui ont dérobé des secrets nucléaires iraniens et syriens. Cette fois, place uniquement aux femmes.

« Les espionnes ont souvent été présentées comme des pièges sexuels. Il était temps de mettre en lumière ces agentes, non moins efficaces que leurs homologues masculins », salue le quotidien israélien Haaretz. À chaque chapitre, une rencontre. Ainsi d’Isabel Pedro qui, dans les années 1960, a récupéré les plans du barrage d’Assouan en Égypte, ou d’Aliza Magen-Halevi qui, après une douzaine d’opérations pour le Mossad, en a été la directrice adjointe. Les entretiens, évidemment filtrés par la censure, contiennent des « détails inédits, y compris sur des opérations récentes », note Haaretz. Et le journaliste de regretter qu’« aucune mention des dilemmes et des craintes de ces femmes » n’apparaisse dans ce livre « plein de clichés ».

Il n’empêche. L’ouvrage, qui paraît ce printemps en anglais, est tendance. En Israël, où « la moitié du personnel du Mossad est féminin » selon The Jerusalem Post, « deux femmes dirigent depuis peu des services importants de l’agence ».

De même, aux États-Unis, où la CIA était supervisée par Gina ­Haspel jusqu'à la fin du mandat de Donald Trump. Quant au service de renseignement national, il est désormais chapeauté par Avril Haines, première femme à occuper ce poste. 

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Dans sa vie préhistorique, Homo sapiens a connu trois « âges » culturels, classiquement nommés d’après les matériaux dont il a acquis la maîtrise pour fabriquer ses objets : d’abord la pierre, puis le bronze, enfin le fer. Mais on en oublie un, qui a pourtant joué un rôle essentiel dans le développement des activités humaines : le bois, explique Roland Ennos, professeur de biologie à l’Université de Hull, au Royaume-Uni. Son livre invite à « une complète réinterprétation de la préhistoire et de l’histoire de l’humanité », salue The Sunday Times.

L’expert fait le tour du bois, de ses usages à sa surexploitation. Il plonge le lecteur dans ces temps anciens où la maîtrise du feu permit non seulement d’éloigner les prédateurs et de cuire les aliments, mais aussi de fabriquer des outils en métal, plus efficaces pour chasser et récolter du bois… pour le feu. Il aborde l’Angleterre du xviie siècle et ses forêts décimées, soulignant que, pour bâtir les navires qui lui assureront le contrôle des océans, le royaume s’est tourné vers les forêts intouchées de ses colonies américaines.

Le bois est au cœur de tout, commente la revue scientifique Nature, « de la fonte du cuivre et du fer jusqu’à la fabrication des roues à aubes des moulins, des barils et des stradivarius ». Sans oublier le papier dont sont faits les livres, ajoute The Sunday Times : sans bois, « la vie de l’esprit serait inconcevable ». Touchons du bois. 

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