De la plume au clavier

« Je n’ai plus jamais besoin d’un stylo, sauf pour ma carte de crédit… Dans la longue histoire des technologies de l’écriture, l’écriture manuelle n’est qu’une anomalie historique. Qu’elle aille rejoindre, au dépotoir des signes, les tablettes d’argile et les signaux de fumée », assène dans un blog une enseignante américaine. Elle en veut aux instituteurs, et à leur passion « inégalitaire » voire « antidémocratique » pour l’écriture manuelle : son fils, parce qu’il écrit comme un cochon, est victime à l’école d’une discrimination injustifiée. Scandale ! Indignation ! La blogueuse est vilipendée. Par les nostalgiques de la belle écriture. Par ceux pour qui l’écriture exprime l’individualité. Par les humanistes, pour qui, comme pour Érasme, la copie manuelle est le premier niveau de la création intellectuelle. Par les sensuels qui jouissent du glissement soyeux d’une plume bien épaisse sur du papier glacé. Par les philosophes, qui, comme Goethe, perçoivent l’écriture en geste fondamental, à la fois scriptural et pictural. Ou enfin par les spécialistes de l’éducation, préoccupés par ces études montrant que les enfants maîtrisant mal l’écriture manuelle ont ensuite du mal à rédiger. « On aura du mal à me convaincre que faire bouger un bâton de graphite d’une certaine façon augmente notre développement intellectuel », persiste néanmoins l’irréductible enseignante. Elle n’a sans doute pas tort. Apprendre à écrire : oui, bien sûr ; en faire un art majeur, pivot du système éducatif : non ! Les adeptes des claviers (ou leurs vendeurs) ont beau jeu d’alléguer qu’une belle écriture n’est pas forcément l’indice d’une belle âme, et que la graphologie est une science controversée, incapable par exemple de déterminer à partir d’un spécimen d’écriture la profession de son auteur, voire son sexe. Les adorateurs de l’écriture manuelle oublient en effet que leurs ancêtres se sont eux aussi déchirés sur chacune des innombrables évolutions technologiques de l’écriture. À Rome, les lettres gravées, majuscules, solennelles, tenaient le haut du pavé. Puis Charlemagne a donné, pour des raisons d’efficacité administrative, la prééminence à la cursive minuscule, facile à tracer. Bientôt la plume métallique mettra tout le monde d’accord (sauf Goethe, qui juge son bruyant gratouillis incompatible avec l’écriture poétique). Puis c’est la machine à écrire qui prendra le relais, suscitant aussitôt l’enthousiasme chez Nietzsche ou Henry James, ou chez les femmes devant qui s’ouvre la profession présumée libératoire de dactylo. La Remington déclenchera même un vrai saut qualitatif : la possibilité, avec l’invention du papier carbone, d’archiver automatiquement pensées et sentiments (Kafka s’en servait pour ses lettres d’amour). Mais Henry James, après son engouement initial, abandonnera la machine à écrire au profit de la dictée. Le monopole de la main, d’abord battu en brèche par les doigts du dactylographe, puis par les pouces des jeunes texteurs, est désormais menacé par la reconnaissance vocale – en attendant mieux. L’essentiel, étant, d’après l’écrivain Richard Powers, de minimiser « l’écart entre la conception d’une idée et sa transposition sur la page ». Les nostalgiques vont devoir changer de nostalgie.

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