Einstein, réveille-toi, ils sont devenus fous !

En délicatesse avec notre idéal démocratique, discréditée par l’usage qu’en a fait le nazisme, dévaluée par la foi contemporaine en l’intelligence collective, l’idée de génie n’a plus droit de cité à l’université. Elle a, du coup, commencé une nouvelle vie dans la pop culture. Car le génie est une idée sans laquelle nous ne pouvons pas vivre. En renonçant à reconnaître l’homme d’exception, les intellectuels ne sont parvenus qu’à laisser Serena Williams détrôner Shakespeare.

Lors d’une conférence prononcée à la Bibliothèque nationale en 2003, un an avant sa mort, Jacques Derrida invoqua un « mot intenable, auquel personne aujourd’hui n’oserait encore tenir un instant ». « Ce nom, “génie”, on le sait trop, il gêne », affirme-t-il, avant d’ajouter : « À accorder la moindre légitimité au mot “génie”, on signifierait une démission de tous les savoirs […]. » Vous pouvez voir en Derrida ce que bon vous chante – un charlatan ou un grand philosophe –, mais c’était assurément un analyste perçant du langage d’Homo academicus. Et sur la fortune actuelle du génie dans les milieux universitaires, Derrida visait juste. Il nous gêne. Pour peu que nous nous y intéressions, nous avons tendance à le nier, à le déconstruire, voire à en faire le sous-produit d’une « idéologie du génie ». Tout se passe comme si les génies du passé avaient été mis sur un piédestal uniquement pour nous permettre de les en faire descendre. Comme l’a fait remarquer Ann Donnelly, une ancienne conservatrice du Shakespeare Birthplace Trust, « les gens adorent inventer des raisons de dire que Shakespeare n’était pas un gé...
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Genèses, généalogies, genres et le génie de Jacques Derrida, Dalilée, 2003

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