À contre-courant
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« J’aime mon mari plus que mes enfants »


Crédit : Shafiahmedrizvi

Une mère, c’est bien connu, donne autant d’amour à chacun de ses enfants. Et son mari, à quelle part a-t-il droit ? La plus importante, selon Ayelet Waldman. Dans un essai qui a fait scandale aux Etats-Unis, cette romancière explique que, si elle adore ses enfants, tout son monde tourne autour de son époux. A tel point qu’elle peut plus difficilement imaginer vivre sans lui que sans eux. Un sentiment dont elle témoigne dans ce texte traduit par Books en 2011.

J’ai beaucoup fréquenté les groupes de discussion de mères, comme « Maman et moi » ou « Gymboree ». Jamais il n’a fallu plus de trois minutes pour que la conversation commence à tourner autour de la libido en berne des participantes. Chacune cherche à se rassurer sur le fait qu’il ne se passe rien non plus dans le lit des autres. Et je parle ici de femmes généralement bien dans leur corps et qui se trouvent désirables. Des épouses qui aiment leur mari ou leur compagnon. Pourtant, aucune ou presque n’a plus le moindre rapport sexuel.

Les raisons de cette abstinence font l’objet d’un consensus au sein du groupe : elles sont épuisées ; elles ont encore mal ; leur bébé les monopolise tellement – allaitement, câlins, soins divers – qu’elles ne voient pas comment elles pourraient se rendre physiquement disponibles pour qui que ce soit d’autre. Mais la vraie cause de cette absence de sexualité, ou du moins la plus profonde, est ailleurs : leur passion amoureuse a changé d’objet. Les enfants ont remplacé le mari. Alors que leur homme régnait autrefois sur leur univers amoureux, un nouveau soleil s’est levé, autour duquel gravite désormais leur existence. Une passion maternelle dévorante a remplacé la libido d’antan. L’unanimité est totale sur ce point si réconfortant : toutes les femmes sont pareilles.

Toutes, sauf moi.

Il semble bien que je sois la seule au sein du groupe dont la vie sexuelle continue… eh bien… à donner des signes de vie. Je pourrais en retirer un délectable sentiment de supériorité, m’asseoir au milieu de ces femmes et jubiler en pensant à mon merveilleux couple, à notre vie sexuelle épanouie (torride, même), encore plus intense et créative aujourd’hui qu’à nos débuts. Je pourrais ostensiblement jeter un œil à ma montre en me demandant si je n’aurais pas cinq minutes pour passer voir les nouveautés au sex-shop. Je pourrais même porter un regard plein de compassion sur les autres et les plaindre de ne pas éprouver un amour aussi ardent.

Mais je n’en fais rien. Je suis trop occupée à me demander ce qui ne va pas chez moi. Pourquoi, de toutes les femmes présentes, suis-je la seule à n’avoir pas accompli la transition érotique qui est le propre de toute bonne mère ? Pourquoi suis-je, seule, incapable de placer mes enfants au centre de mon univers sentimental ?

Belle, ma fille ?

Quand ma première fille est née, mon mari l’a prise dans ses bras et s’est exclamé : « Mon Dieu qu’elle est belle ! » J’ai écarté la couverture pour mieux la voir. Elle était de taille et de corpulence moyennes, avait de longs doigts effilés, le nombre d’orteils réglementaire, des yeux rapprochés et le nez crochu de son père – auquel cela allait nettement mieux. Bref, elle ressemblait à tous les nouveau-nés : une petite souris maigrichonne en train de couiner, la peau rouge et marbrée. Je ne sais plus ce que j’ai répondu. À vrai dire, je ne me rappelle pas grand-chose de ces premiers jours de maternité, engluée que j’étais dans le brouillard des analgésiques, hormis une voix hurlant au téléphone : « Est-ce que tu ne l’aimes pas à la folie ? » Bien sûr que je l’aimais à la folie. Mais pas mon bébé, mon mari.

J’adore ma fille, mais je ne suis pas amoureuse d’elle. Pas plus que je ne le suis de ses frères et sœurs. Oui, j’ai quatre enfants. Quatre enfants avec lesquels je passe beaucoup de temps. Je leur donne le bain, je les coiffe, je les aide à faire leurs devoirs, je les console quand ils ont du chagrin. Mais je ne suis amoureuse d’aucun d’entre eux. Je suis amoureuse de mon mari. Seul son visage m’inspire de la passion. Si être une bonne mère implique d’aimer son enfant plus que tout au monde, alors je n’en suis pas une. Je suis une mauvaise mère. J’aime mon mari plus que mes enfants.

Un exemple. Il m’arrive, comme à tous les parents, de jouer à me faire peur à grands coups de « Dieu m’en préserve ». Et si – Dieu m’en préserve – quel¬qu’un kidnappait mes gosses ? Dieu m’en préserve. J’essaie d’imaginer ce que je ressentirais si je devais en perdre un, ou même les perdre tous. Je serais détruite, anéantie de douleur. Et pourtant, dans ces cauchemars, j’entrevois toujours un après. Parce que si – Dieu m’en préserve – je devais perdre un enfant, ou même si – Dieu m’en préserve – je devais les perdre tous, il me resterait mon mari. Je suis en revanche incapable de me représenter l’existence après sa mort à lui. Bien sûr, il faudrait bien vivre. J’ai quatre enfants, un crédit à rembourser, des livres à écrire. Mais je ne peux envisager un seul instant de félicité sans lui.

Je ne pense pas que les autres mères du groupe « Maman et moi » ressentent la même chose. Je sais qu’elles seraient horriblement malheureuses si elles perdaient leur conjoint, mais elles seraient prêtes à tout sacrifier, lui y compris, pour leurs enfants.

Ne serait-ce pas la faute de mon mari si je suis une mauvaise mère ? Peut-être possède-t-il quelque chose de particulier qui provoque cette adoration totale ? Il fait la cuisine, le ménage, et s’occupe des enfants au moins autant que moi. Si – comme j’ai entendu certaines femmes l’affirmer – il n’existe pas de préliminaires plus excitants pour la mère d’un jeune enfant que de voir un homme remplir le lave-vaisselle et passer un coup de balai, alors c’est un maître en la matière. Il est beau, intelligent et couronné de succès (1). Mais il peut aussi être distrait, misanthrope et arrogant. C’est un mauvais danseur, et il s’intéresse un peu trop à mon goût à Star Trek et au groupe de rock Yes. Tout bien considéré, il n’est pas si exceptionnel. Le problème doit donc venir de moi.

Si j’essaie de me rappeler les semaines qui ont suivi l’accouchement, j’avoue que le désir n’est pas revenu tout de suite. Je ne voulais plus faire l’amour, ni même que nous nous touchions. L’idée m’a parfois effleurée que je pourrais lui déchiqueter la main à coups de couteau si elle venait à frôler accidentellement ma poitrine en attrapant le sel.

Encore aujourd’hui, il arrive que cela ne me dise rien. Une fois les enfants couchés, je suis aussi lessivée que n’importe quelle mère ayant passé la journée à travailler, faire le taxi, construire des châteaux en Lego, et rechercher les chaussures de foot idéale. Je suis aussi une lectrice compulsive. Alors, si vous ajoutez l’envie de terminer un livre à la fatigue, tous les ingrédients sont réunis pour la mort du sexe. Mais il suffit d’un coup d’œil à mon mari – à ses épaules douces et rondes, à ses beaux yeux bleus qu’agrandit la loupe de ses lunettes de lecture – pour que je referme mon livre.

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Nos satellites adorés

Je me dis parfois que cette passion est à sens unique, que mon compagnon n’éprouve pas pour moi des sentiments aussi forts. Il aime ses enfants comme est censée les aimer une mère. Il les a placés au centre de son univers. Mais c’est un homme, et il est doté d’une libido vigoureuse. Même s’il a trouvé un autre astre pour me remplacer dans son ciel, il a toujours autant envie de me faire l’amour.

Pourtant, il affirme que je me trompe, qu’il m’aime autant que je l’aime. De temps à autre, nous nous échappons sans les enfants pendant quelques jours. Nous parlons d’amour, nous nous émerveillons de nos corps et de nos esprits, nous évoquons ce qui rend notre couple heureux. Ces délicieuses conversations s’accompagnent de caresses ; nous commençons à faire l’amour, nous nous interrompons. Au sortir de ces parenthèses, mon mari dit que nous formons, lui et moi, le cœur de son bonheur ; que les enfants, adorés, sont des satellites de cette planète.

Il n’a pas l’air perturbé le moins du monde de m’aimer davantage que ses enfants. Il n’a pas pour autant le sentiment d’être un mauvais père, l’impression d’être infidèle à sa progéniture.

J’imagine que je ne devrais pas non plus. Et que je devrais rayer de mon vocabulaire cette détestable expression de « mauvaise mère », ou au moins me dire que je ne suis pas nulle. Une chose est sûre : quand je jette un regard sur les autres mamans du groupe de discussion, je sais que je n’échangerais pour rien au monde ma place contre la leur.

J’aimerais tant qu’un éminent sociologue publie une étude incontestable portant sur des couples éperdument amoureux, qui s’aiment encore plus qu’ils n’aiment leurs bambins. Quelle merveille ce serait si l’on pouvait établir, une bonne fois pour toutes, que les enfants issus de ces unions réussissent mieux, sont plus heureux, vivent plus longtemps et en meilleure santé que ceux qui ont été au centre des désirs et de la vie affective de leur mère.

Il est plus que probable qu’une telle étude ne verra jamais le jour. Mais, même sans cela, il m’est impossible de me repentir du désir que j’éprouve pour mon mari, identique à celui qui m’a envahie il y a douze ans lorsqu’il est venu me chercher en bas de chez moi pour la première fois, un bouquet d’iris à la main. Je n’arrive pas à le regretter, même en me disant que je pourrais un jour être punie si – Dieu m’en préserve – mes enfants se droguaient, étaient incapables de nouer des relations épanouissantes et enchaînaient les histoires minables et frustrantes, ou vivaient des drames que je ne peux même pas imaginer. Et si mes enfants devaient un jour me reprocher de n’avoir été pour moi que des lunes et pas des soleils ? De ne pas les avoir assez aimés ? S’ils me traitaient de mauvaise mère ? Je leur répondrais que je leur souhaite de connaître un jour un amour aussi fort que celui que je ressens pour leur père. Je leur dirais que rien n’est trop beau pour mes enfants, et qu’ils méritent d’aimer et d’être aimés avec la même intensité. Je leur dirais de se contenter de rien moins que ce qu’ils voient lorsqu’ils me regardent moi en train de le regarder lui.

Cet article est paru dans le New York Times le 27 mars 2005. Il a été traduit par Florence Hertz.

 

Notes

1| Michael Chabon, le mari d’Ayelet Waldman, est notamment l’auteur du Club des policiers yiddish (Robert Laffont, 2009?; rééd. coll. « 10-18 », 2010). Il a reçu le prix Pulitzer en 2001 pour Les Extraordinaires Aventures de Kavalier et Clay (Robert Laffont, 2003?; rééd. coll. « 10-18 »).

LE LIVRE
LE LIVRE

 Because I Said So. 33 Mothers Write About Children, Sex, Men, Aging, Faith, Race, and Themselves de Ayelet Waldman, HarperCollins, 2009

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Les raisons de cette abstinence font l’objet d’un consensus au sein du groupe : elles sont épuisées ; elles ont encore mal ; leur bébé les monopolise tellement – allaitement, câlins, soins divers – qu’elles ne voient pas comment elles pourraient se rendre physiquement disponibles pour qui que ce soit d’autre. Mais la vraie cause de cette absence de sexualité, ou du moins la plus profonde, est ailleurs : leur passion amoureuse a changé d’objet. Les enfants ont remplacé le mari. Alors que leur homme régnait autrefois sur leur univers amoureux, un nouveau soleil s’est levé, autour duquel gravite désormais leur existence. Une passion maternelle dévorante a remplacé la libido d’antan. L’unanimité est totale sur ce point si réconfortant : toutes les femmes sont pareilles.

Toutes, sauf moi.

Il semble bien que je sois la seule au sein du groupe dont la vie sexuelle continue… eh bien… à donner des signes de vie. Je pourrais en retirer un délectable sentiment de supériorité, m’asseoir au milieu de ces femmes et jubiler en pensant à mon merveilleux couple, à notre vie sexuelle épanouie (torride, même), encore plus intense et créative aujourd’hui qu’à nos débuts. Je pourrais ostensiblement jeter un œil à ma montre en me demandant si je n’aurais pas cinq minutes pour passer voir les nouveautés au sex-shop. Je pourrais même porter un regard plein de compassion sur les autres et les plaindre de ne pas éprouver un amour aussi ardent.

Mais je n’en fais rien. Je suis trop occupée à me demander ce qui ne va pas chez moi. Pourquoi, de toutes les femmes présentes, suis-je la seule à n’avoir pas accompli la transition érotique qui est le propre de toute bonne mère ? Pourquoi suis-je, seule, incapable de placer mes enfants au centre de mon univers sentimental ?

 

Belle, ma fille ?

Quand ma première fille est née, mon mari l’a prise dans ses bras et s’est exclamé : « Mon Dieu qu’elle est belle ! » J’ai écarté la couverture pour mieux la voir. Elle était de taille et de corpulence moyennes, avait de longs doigts effilés, le nombre d’orteils réglementaire, des yeux rapprochés et le nez crochu de son père – auquel cela allait nettement mieux. Bref, elle ressemblait à tous les nouveau-nés : une petite souris maigrichonne en train de couiner, la peau rouge et marbrée. Je ne sais plus ce que j’ai répondu. À vrai dire, je ne me rappelle pas grand-chose de ces premiers jours de maternité, engluée que j’étais dans le brouillard des analgésiques, hormis une voix hurlant au téléphone : « Est-ce que tu ne l’aimes pas à la folie ? » Bien sûr que je l’aimais à la folie. Mais pas mon bébé, mon mari.

J’adore ma fille, mais je ne suis pas amoureuse d’elle. Pas plus que je ne le suis de ses frères et sœurs. Oui, j’ai quatre enfants. Quatre enfants avec lesquels je passe beaucoup de temps. Je leur donne le bain, je les coiffe, je les aide à faire leurs devoirs, je les console quand ils ont du chagrin. Mais je ne suis amoureuse d’aucun d’entre eux. Je suis amoureuse de mon mari. Seul son visage m’inspire de la passion. Si être une bonne mère implique d’aimer son enfant plus que tout au monde, alors je n’en suis pas une. Je suis une mauvaise mère. J’aime mon mari plus que mes enfants.

Un exemple. Il m’arrive, comme à tous les parents, de jouer à me faire peur à grands coups de « Dieu m’en préserve ». Et si – Dieu m’en préserve – quel¬qu’un kidnappait mes gosses ? Dieu m’en préserve. J’essaie d’imaginer ce que je ressentirais si je devais en perdre un, ou même les perdre tous. Je serais détruite, anéantie de douleur. Et pourtant, dans ces cauchemars, j’entrevois toujours un après. Parce que si – Dieu m’en préserve – je devais perdre un enfant, ou même si – Dieu m’en préserve – je devais les perdre tous, il me resterait mon mari. Je suis en revanche incapable de me représenter l’existence après sa mort à lui. Bien sûr, il faudrait bien vivre. J’ai quatre enfants, un crédit à rembourser, des livres à écrire. Mais je ne peux envisager un seul instant de félicité sans lui.

Je ne pense pas que les autres mères du groupe « Maman et moi » ressentent la même chose. Je sais qu’elles seraient horriblement malheureuses si elles perdaient leur conjoint, mais elles seraient prêtes à tout sacrifier, lui y compris, pour leurs enfants.

Ne serait-ce pas la faute de mon mari si je suis une mauvaise mère ? Peut-être possède-t-il quelque chose de particulier qui provoque cette adoration totale ? Il fait la cuisine, le ménage, et s’occupe des enfants au moins autant que moi. Si – comme j’ai entendu certaines femmes l’affirmer – il n’existe pas de préliminaires plus excitants pour la mère d’un jeune enfant que de voir un homme remplir le lave-vaisselle et passer un coup de balai, alors c’est un maître en la matière. Il est beau, intelligent et couronné de succès (1). Mais il peut aussi être distrait, misanthrope et arrogant. C’est un mauvais danseur, et il s’intéresse un peu trop à mon goût à Star Trek et au groupe de rock Yes. Tout bien considéré, il n’est pas si exceptionnel. Le problème doit donc venir de moi.

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Si j’essaie de me rappeler les semaines qui ont suivi l’accouchement, j’avoue que le désir n’est pas revenu tout de suite. Je ne voulais plus faire l’amour, ni même que nous nous touchions. L’idée m’a parfois effleurée que je pourrais lui déchiqueter la main à coups de couteau si elle venait à frôler accidentellement ma poitrine en attrapant le sel.

Encore aujourd’hui, il arrive que cela ne me dise rien. Une fois les enfants couchés, je suis aussi lessivée que n’importe quelle mère ayant passé la journée à travailler, faire le taxi, construire des châteaux en Lego, et rechercher les chaussures de foot idéale. Je suis aussi une lectrice compulsive. Alors, si vous ajoutez l’envie de terminer un livre à la fatigue, tous les ingrédients sont réunis pour la mort du sexe. Mais il suffit d’un coup d’œil à mon mari – à ses épaules douces et rondes, à ses beaux yeux bleus qu’agrandit la loupe de ses lunettes de lecture – pour que je referme mon livre.

 

Nos satellites adorés

Je me dis parfois que cette passion est à sens unique, que mon compagnon n’éprouve pas pour moi des sentiments aussi forts. Il aime ses enfants comme est censée les aimer une mère. Il les a placés au centre de son univers. Mais c’est un homme, et il est doté d’une libido vigoureuse. Même s’il a trouvé un autre astre pour me remplacer dans son ciel, il a toujours autant envie de me faire l’amour.

Pourtant, il affirme que je me trompe, qu’il m’aime autant que je l’aime. De temps à autre, nous nous échappons sans les enfants pendant quelques jours. Nous parlons d’amour, nous nous émerveillons de nos corps et de nos esprits, nous évoquons ce qui rend notre couple heureux. Ces délicieuses conversations s’accompagnent de caresses ; nous commençons à faire l’amour, nous nous interrompons. Au sortir de ces parenthèses, mon mari dit que nous formons, lui et moi, le cœur de son bonheur ; que les enfants, adorés, sont des satellites de cette planète.

Il n’a pas l’air perturbé le moins du monde de m’aimer davantage que ses enfants. Il n’a pas pour autant le sentiment d’être un mauvais père, l’impression d’être infidèle à sa progéniture.

J’imagine que je ne devrais pas non plus. Et que je devrais rayer de mon vocabulaire cette détestable expression de « mauvaise mère », ou au moins me dire que je ne suis pas nulle. Une chose est sûre : quand je jette un regard sur les autres mamans du groupe de discussion, je sais que je n’échangerais pour rien au monde ma place contre la leur.

J’aimerais tant qu’un éminent sociologue publie une étude incontestable portant sur des couples éperdument amoureux, qui s’aiment encore plus qu’ils n’aiment leurs bambins. Quelle merveille ce serait si l’on pouvait établir, une bonne fois pour toutes, que les enfants issus de ces unions réussissent mieux, sont plus heureux, vivent plus longtemps et en meilleure santé que ceux qui ont été au centre des désirs et de la vie affective de leur mère.

Il est plus que probable qu’une telle étude ne verra jamais le jour. Mais, même sans cela, il m’est impossible de me repentir du désir que j’éprouve pour mon mari, identique à celui qui m’a envahie il y a douze ans lorsqu’il est venu me chercher en bas de chez moi pour la première fois, un bouquet d’iris à la main. Je n’arrive pas à le regretter, même en me disant que je pourrais un jour être punie si – Dieu m’en préserve – mes enfants se droguaient, étaient incapables de nouer des relations épanouissantes et enchaînaient les histoires minables et frustrantes, ou vivaient des drames que je ne peux même pas imaginer. Et si mes enfants devaient un jour me reprocher de n’avoir été pour moi que des lunes et pas des soleils ? De ne pas les avoir assez aimés ? S’ils me traitaient de mauvaise mère ? Je leur répondrais que je leur souhaite de connaître un jour un amour aussi fort que celui que je ressens pour leur père. Je leur dirais que rien n’est trop beau pour mes enfants, et qu’ils méritent d’aimer et d’être aimés avec la même intensité. Je leur dirais de se contenter de rien moins que ce qu’ils voient lorsqu’ils me regardent moi en train de le regarder lui.

 

Cet article est paru dans le New York Times le 27 mars 2005. Il a été traduit par Florence Hertz.

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