Jünger, la guerre en face
Publié dans le magazine Books n° 20, mars 2011.
La publication d’un journal inédit d’Ernst Jünger relègue Orages d’acier au rang de récit aseptisé.
« Nous avons perdu beaucoup, peut-être tout, même l’honneur. Mais il nous reste une chose : le souvenir glorieux de l’armée la plus magnifique qui ait jamais existé et du combat le plus prodigieux jamais livré. » C’est pour immortaliser l’action de simples fantassins comme lui qu’Ernst Jünger écrivit Orages d’acier, sans doute le plus grand récit de guerre du XXe siècle. L’un des reproches adressés à l’ouvrage, paru en 1920, fut d’avoir esthétisé la barbarie des tranchées. Une accusation justifiée, comme semble le
montrer la récente publication en Allemagne du journal jusqu’alors inédit que tint Jünger entre 1914 et 1918 et dans lequel il puisa la matière de son chef-d’œuvre. « Après la lecture dérangeante, terrifiante, de ce journal, Orages d’acier se révèle une pâle reproduction de la réalité de la guerre, une stylisation plus ou moins malheureuse de l’incompréhensible », juge Thomas Karlauf dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Ces carnets originaux regorgent de détails crus qui ont été gommés par la suite. Ainsi de ces « deux doigts encore attachés l’un à l’autre » que Jünger ramasse un après-midi non loin de latrines : « J’eus la délicate intention d’en faire faire un fume-cigarette. Mais de la chair blanche et verdâtre en putréfaction collait, ce qui me fit renoncer à mon projet », explique-t-il non sans cynisme. D’après Karlauf, ces descriptions brutales furent « un moyen de surmonter la violence des traumatismes, de tenir la mort à distance ». De fait, la survie de Jünger à quatre années de combats, souvent en première ligne, tient de l’anomalie et chaque note qu’il eut le temps de griffonner dans ses rares moments de répit relève du miracle. « Ce journal est un staccato d’instantanés qui, à chaque page, auraient pu soudain s’interrompre », estime Lothar Müller dans la Süddeutsche Zeitung. Pas une de ces pages, selon lui, qui ne soit sous-tendue par cette remarque de Jünger : « Il y a un charme silencieux à continuer à vivre quand chaque jour emporte son lot de victimes. »