Montaigne, plus anglais que français

Dès l’origine, les Anglais se sont enflammés pour Montaigne, dont ils ont presque fait un auteur à eux. Aujourd’hui, le Gasconest vu comme l’ancêtre de tous les blogueurs.

Montaigne est furieusement tendance. Pas en France – en Angleterre, où la publication de la biographie de Sarah Bakewell a suscité un réel enthousiasme. « Ce livre, écrit Michael Bywater dans The Independent, ne permet pas seulement de connaître Montaigne, mais aussi de le faire aimer. » « Aimer » est d’ailleurs un euphémisme : une dramatique à la BBC, la lecture des Essais à la radio, une série de chroniques (aussi de Sarah Bakewell) dans The Guardian, une pièce de théâtre… notre Gascon est partout sur la scène anglo-saxonne et « toute une génération est en train de tomber amoureuse », avance Jim McConnachie dans le Sunday Times.
À vrai dire, l’engouement remonte à fort loin : aux dernières années du XVIIe siècle, quand les Essais commencèrent à être mal vus de l’Église, et que le public protestant d’outre-Manche servit d’asile à Montaigne, au point que celui-ci fut recensé, par William Hazlitt notamment, comme un auteur anglais. De fait, Montaigne a influencé toute une série d’auteurs locaux, et non des moindres : Shakespeare (qui a mis dans la bouche de Gonzalo, dans La Tempête, une tirade directement reprise des Essais), Francis Bacon (qui a intitulé son œuvre majeure Essays), Laurence Sterne (dont le Tristram Shandy reflète une désinvolture formelle très montaignesque), et même, dit-on, James Joyce. L’ouvrage de Montaigne serait d’ailleurs à l’origine du mot anglais essay, aussi important dans le vocabulaire littéraire que dans le domaine scolaire, où il signifie « dissertation ».
Quant aux raisons de cet enthousiasme, elles sont aussi nombreuses que les commentateurs du livre de Bakewell. L’homme Montaigne, d’abord, séduit par « sa vivacité et sa vitalité », écrit Ruth Scurr dans The Independent. Par sa franchise et son manque de prétention aussi : « Il reconnaît benoîtement ses limites, son peu de goût pour les affaires, son amour de la solitude, son manque de mémoire ou d’astuce, et ses défauts physiques (la petitesse de sa taille et de celle de son sexe) », souligne Anthony Grayling dans Prospect. Les Anglais apprécient en lui quelques traits fort british : son caractère « intensément personnel et privé, son goût de l’autodérision » ainsi que « son sens de la modération, sa sociabilité, sa courtoisie, et sa capacité à suspendre son jugement », précise encore Grayling. En plus, Montaigne exècre l’académisme et le pédantisme – des traits bien français, comme chacun sait ! Bref, « voilà quelqu’un d’éminemment fréquentable », s’enthousiasme Philip Hensher, du Spectator ; « un esprit frère, un nouvel ami plein de sagesse », renchérit Doug Bruns sur le site MostlyFiction. On apprécie même sa langue, jugée souple et ductile « comme de l’anglais ». Il y a bel et bien chez Montaigne « un Britannique caché ».
Quant au fond, tout le monde est d’accord : « Montaigne n’est ni un homme ni un livre : c’est un miroir », explique Jim McConnachie. Il « semble nous parler directement avec toute la force d’un message rationnel exprimé à travers une personnalité humaine bien distincte » et, de ce fait, il « demeure infiniment applicable », ajoute Philip Hensher. La preuve de son inoxydable actualité ? Non seulement Montaigne fut « le premier homme complètement moderne », selon l’écrivain Leonard Woolf, mais voici qu’on le trouve aujourd’hui carrément « postmoderne », en tant qu’ancêtre « de toute cette nouvelle génération de blogueurs narcissiques », avance Oliver Benson dans le Telegraph.
LE LIVRE
LE LIVRE

Comment vivre ? Une vie de Montaigne de Sarah Bakewell, Albin Michel, 2013

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