Internet contre la démocratie ? – Pour en finir avec le cyberoptimisme

Tim Berners-Lee a inventé le Web l’année de la chute du Mur de Berlin, deuxans avant la fin de l’apartheid. Il se persuada très tôt du rôlepositif, voire révolutionnaire, que ce nouvel instrument pourrait jouersur le plan de la démocratie. Avec le Web, Internet offrait désormais àtout un chacun la possibilité de s’exprimer immédiatement dans lasphère publique et d’y laisser une trace visible par tous, dans lemonde entier. Bien avant l’apparition de Google et autres Twitter,l’outil affichait un énorme potentiel de rénovation civique. Dans lesvieilles démocraties, il promettait de bousculer les conservatismesinstitutionnels, qu’il s’agît des partis politiques, des organes de lapuissance publique, des dépositaires du savoir ou des grands médias. Ilannonçait aussi de nouveaux moyens de lutter contre les abus de pouvoiren tout genre et fournissait aux militants des meilleures causes unformidable levier. Quant aux États autoritaires, ils se voyaientpotentiellement menacés par ce nouveau moyen de nourrir les réseauxd’opposition, de les fédérer et de leur donner une audienceinternationale en temps réel. Aujourd’hui que le Web est devenud’un usage aussi naturel que la brosse à dents, ces idées optimistesforment une sorte de vulgate, qu’il est mal vu de contester. On necompte plus les manifestes et les ouvrages chantant le « triomphedémocratique du Web » (selon l’historien américain Roy Rosenzweig) oula « cyberdémocratie » (selon le philosophe québécois Pierre Lévy). EnFrance, un livre récent s’intitule : Comment le Web change le monde. L’alchimie des multitudes. Une puissante idéologie s’est constituée, faisant du « raz-de-marée numérique » un vecteur de progrès politique. Oui,le Web a ouvert de nouveaux canaux d’expression et fait bouger le socledu débat public. Non, il ne favorise pas par nature un progrès de ladémocratie, ni même de l’idée démocratique. C’est la thèse de notredossier, qui s’articule autour de deux constatations. La première estétayée par un analyste américain d’origine biélorusse, Evgueni Morozov.Il explique comment les régimes autoritaires disposant d’un minimum decompétences ont appris à exploiter le Web pour déstabiliser les réseauxde la dissidence. Qu’il s’agisse de la Russie, de la Chine ou del’Iran, l’usage du Web fait désormais le jeu des États nondémocratiques. Par ailleurs, nul ne l’ignore, le Web est un outilprivilégié des groupes antidémocratiques, terroristes, négationnisteset tutti quanti. Seconde constatation : la« démocratisation » de l’accès au savoir rendue possible par Internetest largement un trompe-l’œil. Symbole de cette « démocratisation »,Wikipédia, qui reçoit chaque mois 330 millions de visiteurs.L’encyclopédie est très utile pour ceux qui ont reçu le bagagenécessaire pour lire entre les lignes, risquée pour les autres. Enraison de la faiblesse de ses critères de validation, le site promeutune sorte de médiocratisation du savoir. Il est aussi une proie facilepour les individus ou les lobbies ayant des intérêts à défendre. Onlira avec profit le récit de Stacy Schiff, prix Pulitzer, etl’entretien avec Paul Duguid, spécialiste de l’information àl’université de Berkeley. Entre ces deux constatations, nousfaisons état des doutes qui s’expriment quant à l’apport du Web audébat politique dans les démocraties elles-mêmes. A-t-il joué un rôledécisif dans l’élection d’Obama ? C’est peu probable. D’une manièregénérale, Internet semble moins favoriser l’ouverture d’esprit que lerenforcement des idées préconçues. Notre dossier appellerait descompléments. Nous n’abordons pas la question du contrôle social et durespect des libertés. Le Web favorise les rapports sociaux mais aussil’intrusion dans la vie privée, de la part de particuliers oud’entreprises commerciales ; il expose à la diffamation et auxinformations fausses sur les personnes. Le Web diffuse des contenusculturels mais a propagé la croyance que des biens produits à grandsfrais, dans le domaine musical ou d’autres, peuvent être légitimementpillés. Ce faisant, il s’en prend à l’idée de propriété intellectuelle,l’un des acquis de la démocratie, et menace la production culturelle.Last but not least, avec ses sites généralistes et ses blogs, le Webdiffuse de l’information de qualité mais, si l’on fait le bilan, lesmoyens de production du « quatrième pouvoir » sont mis à mal. Il n’estque de constater la rapide diminution du nombre de correspondants àl’étranger des médias du monde entier. Nous n’abordons pas nonplus la question du sens donné à l’adjectif « démocratique ». Le mot aacquis une valeur magique qui chloroforme les esprits. Il est utilisé àla fois pour désigner les traits qui distinguent un régime libéral d’unrégime autoritaire (respect du droit de vote et des libertés publiques)et pour évoquer une sorte de droit de tous à tout (le droit de tous àmanipuler le savoir, comme dans le cas de Wikipédia). En toutétat de cause, notre propos n’est pas de prétendre qu’Internet seraitpar nature contre la démocratie (au sens premier du terme) mais dedénoncer l’idée qu’il opère forcément dans ce sens. Selon toutevraisemblance, mais sous réserve d’inventaire, Internet est commetoutes les technologies nouvelles : politiquement neutre. Internetjouera à l’égard des régimes politiques le rôle que les hommes luidonneront. Croire qu’il apporte obligatoirement un plus en termes delibertés ou de qualité de la gestion publique est une illusion. Commetoutes les illusions collectives, elle présente un danger.   Dans ce dossier :  

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