Salil Tripathi : « Les auteurs indiens sont sous étroite surveillance »

Invitée d’honneur du Salon du livre de Paris 2020, l’Inde n’a jamais su garantir solidement la liberté d’expression de ses écrivains et de ses intellectuels. Une faiblesse dont profitent les nationalistes hindous au pouvoir.


Salil Tripathi : « En Inde, les mécontents peuvent s’appuyer sur des dispositions du Code pénal pour poursuivre les romanciers, essayistes ou réalisateurs dont les œuvres leur déplaisent.»
Salil Tripathi est un essayiste et journaliste indien. Il publie dans la presse indienne (The Caravan, Mint), britannique (The Guardian) et américaine (The Wall Street Journal, The New Yorker). Président du Comité des écrivains en prison de l’organisation PEN International, il vit actuellement à New York.   En tant que président du Comité des écrivains en prison de l’organisation PEN International, vous suivez de près les atteintes portées à la liberté d’expression. La situation en Inde vous paraît-elle préoccupante ? Oui. Les nationalistes hindous du BJP, au pouvoir depuis 2014, ne pratiquent pas de censure directe, mais ils exercent une pression plus détournée, très efficace. Un exemple : à l’occasion des dernières élections législatives, en mai 2019, le romancier et journaliste Aatish Taseer, ressortissant britannique d’origine ­indienne, a publié dans le magazine Time un article sur le Premier ministre Narendra Modi qui a fait la une sous le titre « Le diviseur en chef de l’Inde ». En novembre, comme par hasard, le ministère de l’Intérieur lui a retiré sa carte de « citoyen indien de l’étranger », au motif que son père est pakistanais 1. C’est une vengeance personnelle et ciblée. À présent, les intellectuels font attention à ce qu’ils écrivent. Beaucoup admettent qu’ils s’autocensurent, même s’il y a, bien sûr, des exceptions. Ils craignent avant tout de ne pas être ­publiés, parce que les éditeurs redoutent les procès. La non-fiction est un terrain risqué. Les journalistes sont particulièrement exposés. Des publications en ligne de qualité comme Scroll.in et The Wire font l’objet de tracasseries administratives : on leur demande de prouver que la part de leur financement étranger ne dépasse pas le quart de leur capital. L’édition est aussi sous pression. Certaines maisons hésitent à publier des textes trop critiques et font relire les manuscrits par des avocats. En 2014, quelques mois avant l’arrivée du BJP au pouvoir, un octogénaire proche des extrémistes hindous, Dinanath Batra, avait intenté un procès à un grand éditeur anglophone, ­Penguin India, pour qu’il retire un livre de la vente. Il s’agissait d’un ouvrage de l’universitaire américaine Wendy ­Doniger, spécialiste reconnue de l’Inde, dans lequel elle aurait « diffamé les hindous et l’hindouisme ». Des menaces ont été proférées sur les réseaux sociaux. Finalement, sans même attendre le verdict du tribunal, l’éditeur a cédé.     La fiction offre-t-elle davantage de liberté ? Oui, enfin… surtout en anglais, une langue qui ne reste parlée et lue que par une petite élite en Inde. La romancière anglophone Annie Zaidi a ainsi publié l’an dernier « Prélude à une émeute », un récit réaliste sur la montée du sentiment identitaire hindou dans une petite ville jusqu’alors paisible 2. Mais les livres en langues vernaculaires, susceptibles de toucher plus massivement les (é)lecteurs, sont plus étroitement surveillés. En 2015, l’écrivain tamoul Perumal Murugan a été harcelé et menacé par des groupes hindous pour avoir « offensé » une caste rurale du sud de l’Inde dans un roman 3. Dans l’État dont il est originaire, le ­Tamil Nadu, ses livres ont été brûlés sur la place ­publique. Il a dû fuir son village et présenter des excuses, bien qu’un tribunal l’ait innocenté. Les menaces sont à prendre au sérieux car, depuis le tournant du siècle, on compte déjà une vingtaine de morts parmi les journalistes et les militants d’ONG. Le mode opératoire est classique : deux hommes armés se rendent chez leur cible, frappent à sa porte et l’abattent.   Dans votre livre Offence, vous dites que ce n’est pas l’arrivée au pouvoir du BJP, en 2014, qui a déclenché ce phénomène… En effet, depuis la fin des années 1980, les défenseurs de l’hindutva, l’iden­tité hindoue, recourent aux poursuites judiciaires et aux menaces physiques à l’encontre des artistes et des intellectuels qui leur déplaisent. Le cas du célèbre peintre Maqbool Fida Husain est emblématique. Mascotte de l’Inde indépendante, ­reconnu et exposé ­aussi bien à New York qu’à New Delhi, ­Husain a fait l’objet d’une campagne de dénigrement pour avoir représenté des déesses hindoues seins nus. En 1996, un magazine hindiphone s’est insurgé : comment un musulman se permettait-il de déshabiller une déesse hindoue ? La polémique a enflé. Husain s’est retrouvé avec 1 200 plaintes sur le dos, instruites dans ­divers tribunaux indiens ! Déposer plainte dans de petites villes est particulièrement péna­lisant pour l’accusé, contraint de se rendre ou de se faire repré­senter à des audiences à des milliers de kilomètres de son domi­cile – en l’occurrence, Bombay. Par la suite, le procédé a été réutilisé à de nombreuses occasions contre des journalistes et des intellectuels. Quant à Husain, un mandat d’arrêt a finalement été lancé contre lui pour « obscénité ». Surtout, les galeries et les musées qui ­exposaient ses œuvres ont été vandalisés à plusieurs reprises, au point que personne n’a plus osé les montrer. Boycotté dans son pays, menacé de mort, le grand peintre indien a dû s’exiler à Dubai, puis à Londres, où il est mort en 2011.     Et ensuite ? D’autres cibles ont été visées. Pour les nationalistes hindous, l’histoire est un enjeu idéologique majeur, parce qu’elle contribue à la construction de l’identité nationale. La décision de reconstruire un temple à Ayodhya, lieu mythique de la naissance du dieu Rama, à la place de la mosquée détruite en 1992 se fonde sur une certaine lecture (biaisée) de l’histoire. Les nationalistes s’en prennent donc à des historiens coupables, selon eux, d’« offenser les croyances de millions d’hindous ». En 2008, le département d’histoire de la prestigieuse université de Delhi (DU) a été saccagé par des mili­tants de la branche étudiante du BJP. L’un des livres inscrits au programme, écrit par un universitaire indo-américain réputé, aurait présenté une interprétation « fallacieuse et malveillante » de l’un des grands textes mythologiques hindous, le Ramayana. Une autre éminente historienne de ­renommée mondiale, ­Romila Thapar, spécialiste de l’Inde ­ancienne à l’université Jawaharlal-Nehru (JNU) de New Delhi, fait l’objet de violentes campagnes de dénigrement depuis le début des ­années 2000. En septembre 2019, ­l’administration a réclamé à cette dame de 87 ans de nouveaux éléments pour justifier son statut de professeure émérite, ce qui manifeste une volonté de mise au pas de la JNU, foyer d’esprit critique. Début janvier, la JNU a été atta­quée par des hommes masqués équipés de barres de fer. Présente sur place, la ­police n’est pas intervenue. Cette flambée de violence a une histoire qui, on le voit, remonte à plusieurs décennies.     Au fond, quel est l’objectif de ces attaques contre les intellectuels ? Il s’agit d’une stratégie d’intimidation de longue haleine, qui est aussi une stratégie de conquête du pouvoir. Elle a ­porté ses fruits précisément quand ­Narendra Modi est devenu Premier ministre. Depuis, l’autocensure a largement pris le relais. Un nouveau récit s’est imposé, qui fonde la nation indienne sur une seule religion, l’hindouisme, sur un texte de prédilection, le ­Ramayana, et sur un seul dieu, Rama, dépeint comme un superhéros viril. C’est faire de l’hindouisme une sorte de monothéisme, mais les zélateurs de l’hindutva se soucient peu du paradoxe. Ce qui compte pour eux, c’est de mobiliser. En deux décennies, la société indienne a radicalement et durablement changé. L’idéal d’un État laïque dans une société multiconfessionnelle s’est effacé. C’était leur objectif.     Mais les nationalistes hindous n’ont pas l’exclusivité de l’intolérance. C’est vrai, d’autres communautés ont lancé des campagnes contre des livres ou des films jugés « offensants ». Dans les années 1980, la communauté chrétienne a obtenu l’interdiction d’une pièce de théâtre en malayalam adaptée de celle de Nikos Kazantzakis, La Dernière Tentation du Christ. En 2007, l’État de l’Uttar Pradesh, le plus peuplé de l’Inde, dirigé à l’époque par une ministre en chef dalit (« intouchable »), a interdit un film de ­Bollywood. Le motif ? Les paroles d’une des chansons (« Le cordonnier se prend pour un orfèvre ») auraient laissé entendre que la caste des cordonniers était inférieure à celle des orfèvres ! Dans ce contexte, la communauté musulmane (environ 14 % de la population) a su, elle aussi, faire entendre ses revendications. Au point que, en 1988, sur les conseils du grand écrivain sikh Khushwant Singh, Penguin India a ­renoncé à publier Les Versets sataniques, de Salman Rushdie, par crainte de susciter la colère des musulmans et de provoquer des émeutes. Pour la même raison, le gouvernement de Rajiv Gandhi, leader du parti du Congrès, a promptement interdit l’importation de l’édition britannique du roman.     On aurait pu imaginer que la liberté d’expression soit davantage protégée dans la « plus grande démocratie du monde ». Ce n’est pas le cas. En Inde, la Constitution ne comporte pas l’équivalent du premier amendement américain, qui accorde à la liberté d’expression une place prépondérante. L’article 19-1 (a) garantit certes le « droit à la liberté d’expression », mais ce droit est soumis à des « restrictions raisonnables » dans l’intérêt « de la souveraineté et de l’intégrité de l’Inde, de la sécurité nationale, des relations d’amitié avec les États étrangers, de l’ordre public, de la décence et de la morale, ou pour des raisons d’outrage aux tribunaux, de diffamation ou d’incitation à l’offense ». Pour ne rien arranger, l’article 295A du Code pénal érige en délit l’« outrage aux sentiments religieux » lorsqu’il est assorti d’une « intention malveillante ». Un autre article déclare illégale l’« inci­tation à l’inimitié entre les différents groupes pour des motifs de religion, de race, de lieu de naissance, de lieu de résidence, de langue, etc., ainsi que les actes préjudiciables au maintien de l’harmonie ». En s’appuyant sur ces dispositions, les mécontents qui en ont le loisir peuvent poursuivre les romanciers, essayistes ou réalisateurs dont les œuvres leur déplaisent. Résultat : depuis l’indépendance, en 1947, plus de 50 livres ont été interdits sur l’ensemble du territoire ou dans un des États. La liste est hétéroclite : on y trouve des titres comme L’Amant de lady Chatterley, de D. H. Lawrence, ou L’Inde sans espoir, de V. S Naipaul (interdits en 1964), et, depuis 2017, « De mystique à magnat » 4, biographie non autorisée d’un gourou du yoga qui a bâti un empire commercial. Au fil du temps, l’État a souvent ­accepté de restreindre la liberté d’expression par crainte de troubles à l’ordre public dans une société multiconfessionnelle. Il est arrivé qu’une œuvre soit interdite avant même qu’une plainte soit déposée en bonne et due forme devant les tribunaux : il peut suffire à un groupe de faire valoir ses « sentiments blessés ». Les nationalistes hindous ont su profiter de la complaisance des pouvoirs publics.     Le parti du Congrès, qui a gouverné presque sans interruption jusqu’en 1996 puis à nouveau entre 2004 et 2014, porte donc une part de responsabilité. C’est certain. Prompts à dénoncer les revendications identitaires de la majorité hindoue, les progressistes se sont montrés moins fermes face à celles des minorités. Ils ont, pour le moins, manqué de cohérence. En principe, la laïcité constitue depuis Nehru l’un des piliers idéologiques du parti du Congrès. Mais attention ! dès la promulgation de la Constitution, en 1950, il est clair qu’il ne s’agit pas d’une laïcité à la française. ­Ainsi, les musulmans bénéficient de déro­gations spécifiques, une disposition héritée de l’occupation britannique, qui leur permet, pour certaines questions privées, d’appliquer la charia. Et ce d’autant plus facilement que, à partir des années 1970 et 1980, les gouvernements du Congrès négligent leur propre idéal laïque. Pour le comprendre, il faut remonter à l’affaire Shah Bano. En 1978, cette femme musulmane expulsée du domicile conjugal intente un procès à son mari pour obtenir une pension alimentaire dans le cadre d’un divorce civil. Le mari refuse, arguant qu’il a déjà divorcé reli­gieusement (en prononçant trois fois le mot « talaq ») et versé la compensation prévue par la charia 5. Lorsque la Cour suprême donne raison à Shah Bano, les leaders de la communauté musulmane s’indignent. Le Premier ministre, ­Rajiv Gandhi, cède : en 1986, en période électorale, il fait voter une loi qui dénie aux femmes musulmanes la possibi­lité de contester les verdicts de la charia devant les tribunaux. À leur tour, les progressistes (hindous et musulmans) s’indignent. Dans les journaux, les intel­lectuels publient des tribunes extrêmement critiques. Mais, parmi les responsables politiques, les seuls à s’opposer vigoureusement à la décision du Congrès sont les élus du BJP. Ils y voient, à juste titre, une occasion en or pour gagner les voix de la classe moyenne ­urbaine ­hindoue, instruite, en apparence attachée à la laïcité. Puis éclate l’affaire Salman Rushdie, qui marque durablement les esprits. Elle permet aux zélateurs de l’hindutva de convaincre une part croissante des hindous qu’ils sont victimes d’une forme de discrimination paradoxale, précisément du fait de leur statut majoritaire. Elle leur donne l’idée de manier, à leur tour, l’arme puissante de l’« offense » et des « sentiments blessés ». Si les musulmans ont pu si aisément obtenir l’interdiction d’un livre, pourquoi eux-mêmes ne mettraient-ils pas en avant leur « fierté hindoue » ? C’est ce qu’ils ont fait.   — Propos recueillis par Ève Charrin (envoyée spéciale de Books à Bombay).

Notes

1. L’Inde ne reconnaît pas la double nationalité mais délivre aux Indiens de la diaspora une carte de « citoyen indien de l’étranger » (Overseas Citizen of India, OCI), qui est un visa à vie. Ce statut ne confère ni le droit de vote, ni l’éligibilité, ni l’accès à la fonction publique et à la propriété agricole.

2. Prelude to a Riot (Aleph, 2019).

3. Madhorubhagan (Kalachuvadu Publications, 2010). Traduit en anglais sous le titre One Part Woman (Penguin India, 2013).

4. Godman to Tycoon: The Untold Story of Baba Ramdev, de Priyanka Pathak-Narain (Juggernaut, 2017).

5. Jugée anticonstitutionnelle en 2017, la possibilité pour les hommes musulmans de répudier leur femme selon la charia en prononçant trois fois le mot « talaq » a été supprimée en 2019 par la majorité BJP.

LE LIVRE
LE LIVRE

Offence. The Hindu Case de Salil Tripathi, Seagull Books, 2009

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