La Terre est plate ! L’emprise des croyances

« Et chacun croit fort aisément Ce qu’il craint et ce qu’il désire. » La Fontaine, Le Loup et le Renard On ne saurait mieux dire, en si peu de mots. Tout d’abord une mise au point. L’absurdité de certaines croyances est dans l’œil de l’observateur. Le croyant, lui, y adhère. Il mérite notre respect, d’autant que son irrationalité n’est qu’apparente. En réalité, comme l’a très bien analysé le sociologue français Raymond Boudon (lire L’Art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses), il y a toujours de « bonnes raisons » de croire. Aussi est-il beaucoup plus intéressant et instructif de s’intéresser à ces raisons que de rejeter ces croyances d’un revers de main en les taxant d’obscurantistes. D’autre part, si beaucoup de croyances paraissent d’emblée absurdes aux gens instruits ou à la plupart d’entre eux (la Terre est plate, des extraterrestres nous rendent visite, Barack Obama est musulman, l’astrologie détermine notre caractère…), ces mêmes gens instruits véhiculent nombre d’idées moins absurdes en apparence mais néanmoins fausses. C’est évident quand on considère les croyances du passé (l’infériorité du cerveau féminin, l’éther et le phlogistique, l’immuabilité des espèces, les miasmes et la main invisible du marché…). Mais pourquoi en irait-il différemment aujourd’hui ? Le savoir a progressé mais non les humains, et les questions sur lesquelles le savoir est incertain sont légion. Plusieurs des exemples présentés dans ce numéro illustrent la prégnance de fausses croyances dans la population instruite. Il est délicat d’en parler, puisque vous, lecteurs de Books, en faites partie, et que certains d’entre vous adhèrent donc à telle ou telle de ces croyances et ne la considèrent pas comme fausse. Une façon latérale d’aborder le sujet est d’observer que les enquêtes menées auprès d’enseignants, de médecins, d’économistes, de financiers et de scientifiques témoignent d’un surprenant niveau d’ignorance sur des questions de base d’intérêt général, comme le montre Hans Rosling dans son livre Factfulness. On peut aussi évoquer avec le psychologue américain Keith Stanovich une enquête déjà ancienne menée auprès des membres du club Mensa, qui possèdent un QI très élevé : 44 % d’entre eux croyaient dans l’astrologie, 51 % dans les biorythmes et 56 % à l’existence de visiteurs extraterrestres. Évoqués à répétition dans Books (depuis notre premier numéro !), les travaux de Daniel Kahneman et de l’école de psychologie comportementale ont définitivement établi la façon dont divers biais cognitifs peuvent fausser les perceptions des esprits les mieux formés et les plus instruits. Les progrès de la science, les succès de la démocratie et la généralisation de l’instruction nous avaient autorisés à penser, depuis le milieu du XIXe siècle, que les croyances absurdes ou fausses étaient en régression et continueraient à régresser. C’est le cas pour certaines, mais tout se passe comme si, la nature ayant peur du vide, elles étaient remplacées par d’autres. Même dans les pays dits développés, où la culture scientifique est la plus répandue et l’expérience de la démocratie la plus ancienne, les convictions aberrantes ou douteuses affichent leur présence avec insolence. Il est avéré que la généralisation de l’accès à Internet et aux réseaux sociaux leur ont redonné du poil de la bête. Au point de rendre crédible l’idée galvaudée que nous serions entrés dans l’ère de la « post-vérité ». Sociologues et politologues perçoivent un mouvement sans précédent de désintérêt par rapport aux critères du vrai et du faux. Le recours aux mensonges grossiers à destination du grand public n’est pas une nouveauté, que ce soit au service d’ambitions politiques ou d’intérêts commerciaux, mais aujourd’hui le fact-checking semble n’avoir plus aucune prise sur les esprits. Même dans les meilleurs journaux… Fondées ou non, les croyances collectives ne sont pas forcément négatives. Partout dans le monde, les mythes religieux et les rites associés ont longtemps servi à assurer la stabilité des sociétés (« l’opium du peuple », disait Marx). Aujourd’hui fragilisée, la foi dans les vertus des institutions démocratiques et des valeurs libé­rales a contribué et contribue encore à la stabilité de nombreux pays. Penser que les femmes valent bien les hommes ou que l’environnement de la planète est menacé a clairement une vertu positive. En même temps, ces croyances modernes nourrissent des postures idéologiques qui alimentent l’ère de la post-vérité. La plupart des scientifiques et beaucoup de sociologues opposent les fausses croyances au domaine de la science. C’est une illusion. L’histoire des sciences illustre à quel point le progrès des connaissances est intimement lié à une dynamique de remplacement de systèmes de croyances par d’autres. « Les frontières sont fines entre les mécanismes de la croyance et ceux de la connaissance », écrit le sociologue Romy Sauvayre dans Croire à l’incroyable. « Le monde de la science n’échappe pas à cette fervente dévotion que l’homme peut avoir envers ses croyances ou ses convictions. » Grâce aux travaux de John Ioannidis et de son équipe à l’université Stanford, on sait par exemple aujourd’hui que la majorité des études scientifiques publiées en biomédecine sont « fausses » car biaisées pour une raison ou pour une autre, qui souvent relève de la croyance. Le même constat a été dressé en psychologie et en économie. Il pourrait l’être aussi en sociologie et en climatologie. Il est réjouissant de se moquer des croyances absurdes et de leur prégnance dans la société, mais l’exercice est facile. Il faut prendre conscience d’une réalité plus embarrassante : les convictions visiblement aberrantes ne sont que la partie émergée de l’iceberg de nos fausses croyances, dont la masse imposante est largement soustraite aux regards. Puisse ce numéro contribuer à en prendre la mesure.  

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