Dans les e-marges

Les lecteurs entretiennent avec les auteurs, voire entre eux, des dialogues silencieux qui ont pour support leurs annotations en marge des livres, les fameuses marginalia. La pratique peut choquer, comme les graffitis sur les monuments. Mais un livre bien commenté gagne en valeur, disait Mark Twain (intellectuellement, mais financièrement aussi : une note d’une plume célèbre dope la cote bibliophilique d’un livre, comme l’inscription de lord Byron appâte les visiteurs du temple de Poséidon, au cap Sounion). C’est ainsi, dans la marge d’un ouvrage d’arithmétique, que Fermat a énoncé son fameux dernier théorème. Hélas ! il a aussitôt ajouté : « J’ai trouvé une merveilleuse démonstration de cette proposition ; mais la marge est trop étroite pour la contenir. » Ce qui a conduit les mathématiciens à s’échiner pendant 350 ans avant de reconstituer ladite démonstration (1). Autre forcené des notes dans les marges, Edgar Poe. Les pages de ses livres n’y suffisant pas, il rajoutait des bouts de papier collés avec une imperceptible portion de gomme de tragacanthe ; il aurait voulu recueillir toutes ses notes en marge de ses lectures, pour son profit comme celui des autres, mais elles étaient illisibles… Quant à Darwin, c’est pratiquement à coups d’annotations sur les principaux ouvrages scientifiques de son époque qu’il a construit, par réaction, sa propre théorie. Voltaire, pour sa part, a laissé des commentaires savoureux sur plus de 2 000 des 7 000 livres de sa bibliothèque – souvent des insultes, spécialement à l’adresse de Rousseau qu’il traite par exemple de « polisson », dans les marges de son exemplaire du Contrat social. Cette riche tradition littéraire va-t-elle mourir, elle aussi victime du livre électronique ? Au contraire : l’e-book pourrait inaugurer l’âge d’or des marginalia, qui désormais peuvent remonter électroniquement vers l’auteur ou vers ses autres lecteurs (2). L’ouvrage devient peu à peu « interactif » et, sur le Web, le ratio commentaires/texte explose, dépassant largement celui du Talmud (3). On peut bien sûr se demander si le support numérique permettra de conserver à travers les siècles, aussi efficacement que le papier, les commentaires de haute valeur. Mais, comme on peut en juger à longueur de Net, la plupart des interventions ne valent pas grand-chose. Et ces graffitis virtuels sont du moins effaçables et ne dégradent pas leur support.    

Notes

1| Il est douteux que Fermat ait disposé des outils mathématiques nécessaires à la démonstration.

2| Voir par exemple le site openmargin.com.

3| Le Talmud de Babylone est presque neuf fois plus long que la Bible elle-même.

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