Les médicaments de l’esprit : cinq débats

Devinette : quelle sera en 2020 la deuxième cause d’invalidité dans le monde ? La dépression, annonce l’OMS. Les troubles mentaux dans leur ensemble sont d’ores et déjà la deuxième cause d’invalidité et de décès prématuré, après les maladies cardiovasculaires, estime l’OCDE. Que se passe-t-il donc ? Faut-il mettre en cause le déclin du sentiment religieux et des grandes idéologies ? La toxicité croissante du mode de vie urbain et de l’environnement en général ? Personne ne sait répondre à ces questions. Ce qui est sûr, c’est que cette évolution fait l’affaire du « complexe médico-industriel », pour employer l’expression de la journaliste militante noire américaine Harriet A. Washington (1). Les pays de l’OCDE ont dépensé plus de 700 milliards de dollars en médicaments en 2009, et les psychotropes figurent souvent en tête de liste. Comme le soulignent plusieurs auteurs de notre dossier, la psychiatrie étant la plus subjective des disciplines, les psychiatres et les médecins généralistes prescripteurs de psychotropes sont une cible rêvée pour l’industrie. Le propos de ce dossier n’est pas d’incriminer les acteurs, mais de creuser une série de débats de fond. Débat n° 1 : les troubles mentaux sont-ils dus à un déséquilibre chimique dans le cerveau ? C’est une fausse question au plan scientifique (où est la poule et où est l’œuf ?), mais elle désigne un vrai problème : l’intérêt de l’industrie a toujours été de mettre l’accent sur les déséquilibres chimiques censés être réparés par telle ou telle nouvelle molécule (les antidépresseurs comblent un déficit en sérotonine, etc.). Le débat n° 2 est plus intéressant : les antidépresseurs sont-ils des placebos ? C’est pour cette catégorie de psychotropes que le sujet a été le plus fouillé. La thèse est étayée par de forts arguments, mais la question semble faussée par le conflit entre deux positions liées au débat n° 1 : pour certains, la maladie mentale n’étant pas affaire de chimie cérébrale, il faut démontrer que les psychotropes ne sont pas des remèdes. L’industrie ne l’entend pas de cette oreille, et nombre de praticiens, en leur âme et conscience, jugent aussi cette position excessive. Débat n° 3 : les psychotropes sont-ils globalement nocifs ? La critique se concentre ici sur les antipsychotiques, mais la question se pose aussi pour les antidépresseurs et les tranquillisants. Là encore, il existe de bons arguments, mais la sérénité nécessaire à la discussion semble entamée par certains partis pris. Débat n° 4 : la psychiatrie a-t-elle acquis un pouvoir excessif dans nos sociétés ? La critique se focalise ici sur le DSM, le fameux manuel américain utilisé partout dans le monde. En filigrane se dessine la querelle entre deux groupes de pression : les psychiatres et les psychothérapeutes non médecins. Débat n° 5 : est-il vrai que l’industrie pharmaceutique mène le bal ? Nous avions déjà consacré un dossier à ce sujet il y a deux ans (« Le scandale de l’industrie pharmaceutique », Books, n° 4, avril 2009). Entre-temps est intervenue l’affaire du Mediator, que notre dossier a d’ailleurs contribué à nourrir. Reprendre le sujet sous l’angle plus spécifique des psychotropes conduit plutôt à renforcer nos conclusions de l’époque : l’influence des laboratoires sur la littérature scientifique, les pratiques médicales et les agences de régulation et de contrôle est beaucoup plus forte que ne l’imaginent non seulement le commun des mortels mais aussi nombre d’acteurs et de spécialistes. Il paraît désormais indéniable que la tendance à l’augmentation des troubles mentaux dans les pays riches est en partie un effet du marketing des laboratoires pharmaceutiques.   Dans ce dossier :

Notes

1| Deadly Monopolies. The Shocking Corporate Takeover of Life Itself–And the Consequences for Your Health and Our Medical Future, Doubleday, 2011. Non traduit.

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