Un livre qui se visite

Cet objet prodigieux, l’écrin de notre culture, l’ingénieux assemblage de feuilles rectangulaires en parchemin ou en papier, manuscrites ou imprimées – bref, le bon vieux codex – n’est pas près de disparaître, non. Mais il a de plus en plus de concurrence – et pas seulement numérique. Ainsi, une ­maison-musée pourrait-elle constituer à la fois le contenant et le contenu d’un roman ? C’est le cas à Istanbul, où Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature, a imaginé de transformer une bicoque du vieux quartier de Çukurcuma en « musée de l’Innocence » – le musée décrit dans son roman, qui porte le même titre (1). Héros du roman-musée, Kemal est un drôle de type. Ayant ­obtenu sans grand effort la virginité de Füsun, sa jolie parente, alors qu’il est fiancé à la flatteuse et très sophistiquée Sibel, il perd à la fois l’une et l’autre. Mais Kemal entreprend de regagner l’affection de la première, entre-temps mariée, en allant constamment dîner chez elle et chez ses parents, huit années durant. Des visites fort platoniques, sans la moindre intimité, où le sujet de leur ancienne relation n’est même pas évoqué ; mais des visites qui permettent à Kemal de s’approprier symboliquement la maison de sa dulcinée, ainsi que (pas symboliquement du tout) toutes les petites choses dont elle s’entoure. D’où un amoncellement de babioles qui incarnent d’abord l’objet de son amour avant de se substituer progressivement à lui. Notre héros ramasse par exemple, dans la maison qui deviendra le musée, 4 213 mégots de cigarettes, tous dûment identifiés par la circonstance dans laquelle ils ont été produits et qui iront rejoindre les vitrines dudit musée. Kemal est bien plus qu’un fétichiste ou un collectionneur compulsif : il croit mordicus que les objets ont une âme – celle de son amour, de la ville (Istanbul) et de l’époque (les années 1970) qui lui ont servi de décor. Après la mort prématurée de Füsun, Kemal sillonnera inlassablement le monde d’un musée à l’autre. Quant à Pamuk lui-même, qui figure dans le roman comme dépositaire du récit de Kemal, il ne sait plus très bien si ces objets – un tricycle, un sac de contrefaçon, une râpe à coings, une boucle d’oreille – sont issus du roman ou s’ils en sont l’origine ; s’ils servent de prétexte « à l’exploration de la romance entre Kemal et Füsun et de la culture tout entière de cette période » ou bien si « le roman ne fait que raconter l’histoire des objets figurant dans le musée et de la création du musée lui-même ». Quoi qu’il en soit, la visite du lieu – avec, sous les combles, le lit fort éprouvé qui accueillait les étreintes de Kemal et Füsun – doit absolument prolonger la lecture du roman qui, passant soudain de l’imaginaire au matériel, en acquiert un curieux statut entre fiction et réalité, ou, mieux encore, provoque la fusion des deux. Une expérience sans doute unique, et profondément originale. Mais qui démontre qu’en se dilatant hors du carcan rectangulaire du codex, le livre ne perd pas forcément sa puissance évocatrice, ni le lecteur-visiteur au change.    

Notes

1| Gallimard, 2011.

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