(Re)découvrir Di Benedetto
Publié dans le magazine Books n° 20, mars 2011.
Romancier majeur trop peu connu du grand public, l’Argentin Antonio Di Benedetto a peint mieux que personne la condition absurde du continent sud-américain. Près de Kafka, loin de García Márquez.
«Aux victimes de l’attente. » C’est à elles qu’est dédié Zama, le chef-d’œuvre d’Antonio Di Benedetto, l’une des figures les moins connues de la littérature latino-américaine, paru pour la première fois à Buenos Aires en 1956. Di Benedetto, alors directeur du quotidien régional Los Andes, dans la province reculée de Mendoza, a tout juste 33 ans. Zama est son second roman, « écrit en moins d’un mois », rappelle la critique littéraire Sylvia Saítta dans les colonnes de La Nación. Et beaucoup le considèrent comme « l’un des meilleurs romans du XXe siècle, en langue espagnole, poursuit le quotidien argentin : exceptionnel par son originalité formelle – proche des expérimentations du nouveau roman –, l’ouvrage introduit l’existentialisme dans le Cône sud et anticipe l’intense renouveau de la littérature latino-américaine dans les années 1960 », avec la génération des Julio Cortázar, Carlos Fuentes et Gabriel García Márquez.
Extraordinaire soliloque narratif, Zama raconte l’attente interminable, agonisante, de Diego de Zama, fonctionnaire de l’Empire espagnol en poste à Asunción, dans le Paraguay du début du XVIIIe siècle. Nommé là provisoirement, Diego attend le jour où il intégrera une administration coloniale plus prestigieuse, à Buenos Aires, Lima ou Santiago du Chili. Et plus le roman avance, plus il attend : un bateau avec des nouvelles de sa famille restée à Buenos Aires?; l’argent d’un salaire qui n’arrive pas?; une recommandation?; l’action héroïque qui le réhabilitera. À l’instar des Vladimir et Estragon d’En attendant Godot (que Samuel Beckett a publié en 1952), Diego de Zama est un homme qui attend. Et cette expectative, la souffrance qu’elle engendre, le consume, jusqu’à l’autodestruction.
Avec la traduction l’an dernier du Silenciaire, la réédition aujourd’hui de Zama (indisponible en France depuis 1987) et la parution inédite des Suicidés, les éditions José Corti ont entrepris de mettre enfin à la disposition du lectorat français l’œuvre d’un auteur devenu classique, malgré la place atypique qu’il occupe dans la littérature sud-américaine : « La majorité des écrivains latinos de l’époque s’étaient remis à écrire de vastes fresques historiques et des sagas familiales en les transposant dans un univers “magique” ou “merveilleux”, rappelle l’écrivain mexicain Nicolás Cabral dans le mensuel Letras libres. Dans une prose sobre, laconique et subtile, Di Benedetto a choisi, lui, de raconter la faillite de l’homme moderne, ses déboires, l’absurdité de sa condition. Son œuvre est l’expression formelle d’une Amérique abandonnée à sa solitude quasi cosmique. »
Il y a du Kafka chez Di Benedetto : « Quoi qu’il arrive, quelles que soient les humiliations subies par ses personnages, quelles que soient leurs envies de suicide, un je-ne-sais-quoi les pousse à continuer, qui fait leur indestructibilité. »