Les antidépresseurs, un sujet déprimant
Publié dans le magazine Books n° 95, mars 2019. Par Olivier Postel-Vinay.
Les antidépresseurs sont-ils plus efficaces qu’un placebo ? Après des années de controverse, la question reste entière.
En 2011, Marcia Angell, médecin et ex-rédactrice en chef de la prestigieuse revue The New England Journal of Medicine, publiait dans The New York Review of Books deux longs articles où elle montrait que l’industrie pharmaceutique avait manipulé les essais cliniques et corrompu des ténors de la psychiatrie universitaire américaine pour doper le marché des antidépresseurs. Books a traduit ces articles et les éléments de la polémique qui s’est ensuivie.
D’après les dernières données disponibles, ce marché représente un chiffre d’affaires annuel de 50 milliards de dollars au niveau mondial, dont plus du tiers est réalisé aux États-Unis. Plus qu’aucune autre classe de médicaments. Pour l’Organisation mondiale de la santé, l’affection touche plus de 300 millions de personnes et est devenue la « première cause d’incapacité », devant toutes les autres maladies. D’après une étude de l’OCDE datant de 2018, les plus gros consommateurs d’antidépresseurs sont les Islandais (peu surprenant), suivis par les Australiens, les Portugais (plus surprenant) et les Britanniques. Contrairement à ce que l’on croyait jusqu’ici, les Français sont loin derrière, au-dessous de la moyenne de l’OCDE.
Deux ouvrages récents permettent à Alexander van Tulleken, un médecin britannique qui anime une émission de télévision, de faire le point dans The Times Literary Supplement. Sa conclusion : si vous prenez un antidépresseur et que vous avez le sentiment que cela vous aide, continuez. Pour le reste… Une vaste « méta-analyse » publiée dans la revue médicale The Lancet en avril 2018 et reprenant les données de 522 essais cliniques a été saluée par la presse comme la démonstration enfin attendue de l’efficacité des antidépresseurs. L’un des journalistes phares de The Guardian y a vu « une étude décisive », qui montre que « les antidépresseurs sont efficaces et qu’il faut continuer d’en prendre et de les prescrire ». Le tabloïd The Sun a titré : « Avalez encore plus de pilules du bonheur ». En France, le site Pourquoi Docteur a titré : « L’efficacité des antidépresseurs prouvée sur une grande échelle ».
C’était avoir mal lu l’article, écrit van Tulleken : « Les patients étaient évalués en moyenne après seulement huit semaines de traitement, ce qui rend difficile d’en tirer des conclusions pour l’efficacité à long terme. Et 78 % des essais cliniques ont été financés par l’industrie pharmaceutique ». De plus, les patients connus pour être atteints d’une dépression résistant au traitement médicamenteux (20 % de l’échantillon) avaient été exclus de l’analyse, « ce qui a probablement exagéré l’impression globale d’efficacité ». Indépendamment de ces réserves, les auteurs concluaient que l’utilité des médicaments par rapport à un placebo était « limitée ». L’article précise en outre que, à l’exception peut-être d’un seul, les antidépresseurs destinés aux enfants et aux adolescents ne sont pas efficaces.
Van Tulleken est aussi très critique à l’égard des deux ouvrages. Ils relèvent de deux « sous-genres de livres lucratifs, la “pop dépression” et le “pop bonheur” ». L’un est écrit par un universitaire spécialiste des neurosciences qui exploite les ficelles du journalisme, l’autre par un journaliste à succès condamné pour plagiat. L’un et l’autre donnent dans l’exagération ou l’à peu près. Mais, paradoxalement, c’est celui du journaliste douteux qui exprime les choses de la manière la plus juste 1. Le premier, The Happy Brain, accorde crédit à la thèse selon laquelle la dépression serait due à un déficit en sérotonine, tous les antidépresseurs mis sur le marché ayant pour objectif de doper la « recapture de la sérotonine ». Cette théorie est « en fait un triomphe du marketing de Pfizer » pour imposer son Zoloft. L’auteur omet de dire que les tentatives pour créer un état dépressif en induisant un déficit de sérotonine ont échoué. Bien que relevant de la pop dépression, l’autre livre reflète l’expérience personnelle de l’auteur, qui a connu les affres de cette maladie. C’est un best-seller.