Un enfer en vers libres
Publié dans le magazine Books n° 94, février 2019. Par Eve Charrin.
Dans un brûlot poétique et politique, Altaf Tyrewala dénonce la brutalité et l’obscénité de sa ville natale, la monstrueuse Bombay/Mumbai.
Altaf Tyrewala aime se présenter comme un habitant de Mumbai et de Bombay, deux villes en une. Il y est né il y a un peu plus de quarante ans, avant que la métropole cosmopolite ne soit rebaptisée en 1995 par les nationalistes du Shiv Sena d’après la déesse hindoue locale, Mumbadevi. Et ne manifeste nulle complaisance : Le Ministère des Sentiments blessés apparaît comme « un livre extrêmement déplaisant » pour les « amoureux de Mumbai », note la critique du quotidien The Hindu, elle-même mumbaikar. L’auteur montre la cité de Bollywood « pour ce qu’elle est, dépouillée de son glamour électrisant ». Cette chronique en vers libres, admet The Hindu, dévoile « avec une exactitude brutale et impitoyable » l’obscénité d’une ville de 18 millions d’habitants où s’entassent miséreux et milliardaires. Exemple ? « Il n’est décidément rien d’elle-même que cette vile impudique refusera de montrer/ Y montrer sa chatte, ouverte comme une bouche/ dans un cabinet de dentiste. » Tyrewala restitue les « embouteillages d’ici jusqu’à Jupiter », « l’eau prétendument potable qui rendrait malade un mort », « les tee-shirts “I Love NY” impropres à l’exportation ». Comme dans son précédent opus, Aucun dieu en vue (Actes Sud, 2007), il dépeint une « ville dystopique », note le quotidien indien Mid-Day, sous forme de « poème magistral » selon l’hebdomadaire The Sunday Guardian.
Par prudence peut-être, la critique indienne a éludé l’aspect politique du texte. C’est pourtant un brûlot qui dénonce en une logorrhée hallucinée les violences orchestrées par les hindouistes fanatisés : « Nous avons des musulmans à brûler/ Leurs maisons à piller, leurs hommes à estropier. » Comme le précise le glossaire final en référence au titre de l’ouvrage, « le fait de blesser les sentiments religieux est, avec la sédition et la diffamation, l’une des trois limites apportées à la liberté d’expression en Inde, État séculariste prônant l’égalité entre toutes les religions ». À présent, cette disposition constitutionnelle est largement instrumentalisée par les extrémistes hindous parvenus au pouvoir central en 2014, deux ans après la publication du livre en Inde.
Par une coïncidence significative, le titre ressemble à celui du dernier roman d’Arundhati Roy (publié ensuite), Le Ministère du Bonheur suprême (Gallimard, 2018). « Lorsque j’ai vu le titre de Roy, nous précise Altaf Tyrewala, j’ai pensé que c’était là une façon très fine de saisir l’hypocrisie absurde de nos démocraties modernes. Un gouvernement qui créerait un ministère des Sentiments blessés se doterait certainement aussi d’un ministère du Bonheur suprême, car une population réduite au silence (par crainte de blesser des sentiments) et au sourire forcé (par peur de paraître malheureuse) est beaucoup plus docile ».