Razzia sur les Françaises

À peine débarqués en France, les GIs se sont laissé aller aux pires débordements sexuels, endommageant durablement les relations franco-américaines. On se réconcilia, un peu, en désignant un bouc émissaire : le soldat noir.

Les GIs blonds qui embrassaient les enfants et déversaient sur la France tout juste libérée les splendeurs de la logistique américaine, notamment les 4 « C » (Chocolat, Cigarettes, Chewing-gum et Coca-Cola) – voilà l’endroit du décor. Mais il y a un envers : les mêmes GIs embrassaient aussi les mamans. Le Débarquement avait en effet déclenché au débouché des plages normandes un « tsunami de luxure », écrit l’auteur de ce livre fascinant mais controversé (les éditeurs américains ont rechigné à le publier). Mary Louise Roberts y « postule en effet que le sexe a joué un rôle central dans l’histoire de la puissance américaine après la Seconde Guerre mondiale », explique Fiona Reid dans le Times Higher Education.  « Non seulement l’opération de Normandie avait été présentée aux GIs comme une “aventure érotique” où les survivants du débarquement recevraient en butin les corps des Françaises, continue-t-elle, mais ces contacts sexuels ont déterminé, dans une large mesure, les relations de puissance dans le nouvel ordre de l’après-guerre. »

« Je ne pouvais croire ce que j’avais devant les yeux », s’est pourtant exclamée l’auteur, en découvrant dans les archives de l’armée américaine un gisement d’informations que les spécialistes d’histoire militaire, dit-elle, « ont choisi d’ignorer à leurs propres dépens ». Lourde erreur, qui les a fait passer à côté de confondantes révélations. Les soldats américains avaient, en débarquant, une certaine vision de la France héritée de leurs pères déjà venus en 1917 : celle d’« un monumental bordel peuplé de quarante millions de jouisseurs », d’après Life Magazine, qui précisait que les phrases clés d’un guide de conversation pour GIs étaient : « Vous êtes très jolie » et « Vos parents sont-ils à la maison ? »

Les troupes américaines ont effectivement été accueillies, en cet été 1944, à bras très ouverts par des épouses dont l’homme était absent, ou trop occupé à tondre les filles. Ce qui a vite conforté les GIs dans leur vision peu flatteuse du mâle français : une chiffe molle, contraint, écrit l’auteur, « d’opprimer les femmes pour réaffirmer la virilité » dont les Allemands l’avaient privé. Les Françaises, quant à elles, étaient perçues comme « dépravées », « hypersexuelles », et surtout vénales : la prostitution faisait rage et les journaux militaires publiaient les tarifs conseillés.

Le phénomène a eu de vraies conséquences géopolitiques. Les libérateurs, sidérés par l’arriération matérielle des paysans français (après quatre ans de guerre, tout de même), et remplis de dédain pour les Françaises et leurs complaisants compagnons, ont commencé à se comporter comme en territoire conquis (c’est-à-dire comme en Italie). Ils n’avaient aucun respect pour les civils et, au Havre par exemple, forniquaient allègrement au vu de tous, dans les parcs et dans la rue : le maire s’en plaignait régulièrement au commandement, qui ne daignait pas répondre. Au contraire, les Américains hésitaient à confier les rênes aux autorités françaises, qui leur paraissaient incapables de contrôler une population qui se repaissait de vengeance (les hommes) ou se livrait à la prostitution (les femmes). C’est de Gaulle, comme on le sait, qui a réussi au prix d’une rude bataille à récupérer le pouvoir administratif, restaurant du même coup la fierté masculine et nationale du Français. Mais ces humiliations d’ordre intime, venant juste après les terribles bombardements alliés, ont provoqué dans la population un ressentiment durable – la source, suggère l’auteur, de l’antiaméricanisme des années 1950.

L’armée américaine n’a commencé à s’émouvoir que lorsque le nombre de maladies vénériennes a explosé, menaçant la capacité de combattre des troupes. Mais, là encore, c’est sur la contaminatrice qu’a pesé l’opprobre, et les autorités françaises ont été sommées, en pure perte, de gérer le problème. Du coup, la prude Amérique a dû inventer des solutions ad hoc : la distribution de préservatifs (dont les GIs se servirent surtout pour protéger la crosse de leur fusil), l’obligation faite aux soldats imprudents de s’injecter – en public – un désinfectant dans l’urètre, et l’ouverture de bordels militaires « clean » (tollé des Américaines).

Pire : la France a été ravagée, en 1945-46, par une épidémie de viols telle qu’il n’était pas rare d’entendre dire : « Sous les Allemands, il fallait cacher les hommes ; sous les Américains, les femmes. » Mais cette fois, le commandement n’a pas réagi de façon asymétrique : il a condamné plus d’une centaine de soldats violeurs à la prison à vie, voire à la pendaison (publique) (1). Dans 77 % des cas, les coupables étaient noirs. Non seulement le « GI Jody » (le soldat afro-américain) subissait, en France, la même ségrégation qu’au pays (il était confiné aux tâches subalternes), mais il y faisait les frais d’une justice tout aussi expéditive et raciste que dans le « Deep South ». Car même si la victime était une Française, c’était tout de même une Blanche !

Lesdites Françaises n’ont pas peu contribué à ces dénis de justice, en offrant des témoignages biaisés – « probablement, postule hardiment Jennifer Schuessler dans le New York Times, par besoin de projeter les humiliations de l’occupation sur un tiers, d’une autre race ». C’est donc sur le dos du soldat noir, bouc émissaire idéal des Américains comme des Français, que s’effectua in fine une certaine réconciliation franco-américaine.

 

1| Lire aussi l’ouvrage que l’historienne Alice Kaplan a consacré au sujet : L’Interprète : dans les traces d’une cour martiale américaine, Gallimard, 2007.
 

LE LIVRE
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Ce que font les soldats de Razzia sur les Françaises, University of Chicago Press

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