Repenser les Cathares
Publié dans le magazine Books n° 83, mai / juin 2017.
Si l’hérésie albigeoise fut réprimée sans pitié, c’est avant tout parce qu’elle remettait en cause le primat du clergé.
Si « la moitié seulement » de ce qu’affirme Robert I. Moore dans son dernier livre est avérée, « toutes les entrées d’encyclopédie sur les cathares (et la plupart des 1 190 000 pages Web listées par Google) vont devoir être entièrement réécrits », s’amuse Noel Malcolm dans The Daily Telegraph. Dans Hérétiques, Moore propose en effet une vision complètement nouvelle de l’hérésie la plus célèbre du Moyen Âge. Il la replace dans son contexte religieux et social et montre, pour reprendre les termes de Malcolm, que « ce ne fut pas une soudaine greffe venue de l’étranger, mais plutôt le produit de beaucoup de facteurs locaux à long terme ».
Selon la conception traditionnelle, l’hérésie albigeoise est une forme de manichéisme qui aurait transité de la Perse vers le sud de la France via les bogomiles de Bulgarie. Les cathares auraient cru en l’opposition de deux principes rivaux, le Bien et le Mal. Ce dernier était censé être à l’origine de la création du monde matériel. Il convenait par conséquent de se libérer de la prison de la chair en menant une vie ascétique. Un défi à l’Église catholique, accusée d’être empêtrée, elle, dans le monde matériel corrompu.
Moore rappelle que la quasi-totalité des sources dont nous disposons a été écrite par les adversaires des cathares, parfois longtemps après les faits. Une lettre du pape Grégoire IX, en 1233, dénonce « une secte d’adorateurs de Satan » : « Les novices qui voulaient être initiés étaient obligés d’embrasser un crapaud géant, puis un homme d’une pâleur cadavérique dont le corps était aussi froid que la glace. Suivait un banquet, présidé par un énorme chat noir dont tout le monde devait embrasser l’anus à tour de rôle ; et bien entendu la soirée s’achevait par une orgie », relate Malcolm. Ce genre de délire à propos de rites sataniques secrets n’est pas nouveau au xiiie siècle. Ce qui l’est, c’est que la hiérarchie ecclésiastique, qui jusqu’alors les tournait en ridicule et mettait même en garde le peuple ignorant contre la condamnation des femmes comme sorcières, se met à prendre ces absurdités au sérieux. Et si elle le fait, c’est parce qu’elle se sent menacée. « Les mouvements de spiritualité laïcs allaient souvent de pair avec les tendances réformatrices de l’Église, remarque Malcolm. C’est seulement quand les laïcs sont allés trop loin dans leur imitation de la vie apostolique ou le rejet de l’Église officielle, accusée de ne pas être à la hauteur de ces exigences, qu’ils ont été dénoncés comme hérétiques. » Les clercs veulent défendre leur pré carré. Résultat : une croisade sanglante qui culmine avec le massacre de Béziers en 1209 et la phrase fameuse, mais sans doute apocryphe, du légat du pape Arnaud Amaury : « Tuez-les tous. Dieu reconnaîtra les siens. »