Travail inutile

On aime voir les plus grands esprits se tromper eux aussi. C’est rassurant. Il n’est donc pas rare de renvoyer John Maynard Keynes à l’une des rares erreurs qu’il est censé avoir commises, lorsqu’il a prédit qu’à la fin du XXe siècle le progrès technologique permettrait, dans les pays les plus avancés, de réduire la semaine de travail à quinze heures. Il semble qu’on en soit encore loin, même en France. Mais ne se pourrait-il pas que Keynes ait eu raison ? L’hypothèse est avancée par l’anthropologue David Graeber au début de son article sur les bullshit jobs ou « boulots à la con », publié en 2013. Depuis, l’expression a fait florès et Graeber en a tiré un livre. Son idée : nous pourrions bel et bien ne travailler que quinze heures hebdomadaires si l’on supprimait tous les emplois inutiles qui se sont mis à proliférer. Graeber définit ainsi le boulot à la con : « Une forme d’emploi rémunéré qui est si tota­lement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien. » Il s’agit, pour leur ­immense majorité, d’emplois dits de « services » (même s’ils n’en rendent aucun), accomplis dans des bureaux, bien payés et socialement valorisants. L’article de 2013 était d’une force et d’une intuition extra­ordinaires. Il y conceptualisait ce que beaucoup de personnes sentaient plus ou moins confusément. Et il abordait des questions passionnantes. En lisant l’ouvrage qu’il a inspiré, on se dit qu’il en faisait peut-être aussi déjà le tour. Dans Bullshit Jobs, Graeber cite abondamment les témoignages que lui a valus son article et il les commente. Beaucoup de délayage, donc. Les distinctions qu’il introduit embrouillent plus qu’elles ne clarifient sa pensée. Il identifie cinq types de personnes exerçant des boulots à la con : les « larbins », les « porte-flingues », les « rafistoleurs », les « cocheurs de cases » et les « petits chefs ». Cette typo­logie inutilement complexe oblitère la seule vraie distinction pertinente : la différence entre les emplois inutiles parce que ceux qui les occupent n’ont rien ou pas grand-chose à faire et les emplois inutiles parce qu’ils n’apportent rien à la société et ne devraient donc pas exister (avocat d’affaires, typiquement). Graeber semble souvent confondre les deux. Or seuls les premiers sont véritablement intéressants. Pour le reste, son livre, au ton et à la méthode désinvoltes, comporte quelques développements stimulants : sur les effets psychiques dévastateurs d’un travail qui ne transforme en rien le monde, notamment, et sur la néoféodalité à laquelle a abouti l’idéologie managériale.
LE LIVRE
LE LIVRE

Bullshit Jobs de David Graeber, Les Liens qui libèrent, 2018

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