WP_Post Object
(
    [ID] => 110751
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_content] => 

«De nombreuses figures littéraires redoutent le spectre du biographe », écrit David Remnick dans The New Yorker. Considéré comme le dernier géant des lettres américaines, Philip Roth était, lui, particulièrement sujet à « l’anxiété biographique », note le rédacteur en chef du magazine new-yorkais. « Il y a une forme de prédation dans le fait de raconter l’histoire d’un autre : Roth s’est débattu avec ce thème tout au long de sa carrière, souligne Remnick. Et jusqu’à sa mort, en 2018, il a dépensé beaucoup d’énergie à courtiser des biographes, espérant qu’ils raconteraient son histoire d’une manière qui ne nuirait pas à son art ni à sa postérité. »

Ce thème est déjà présent dans L’Écrivain des ombres (Gallimard, 1981), premier du cycle de neuf romans liés par le même narrateur, Nathan Zuckerman, le double fictionnel de Roth. Dans Exit le fantôme (Gallimard, 2009), Nathan Zuckerman est atteint d’un cancer de la prostate. « Pourtant, sa plus grande inquiétude ne concerne ni son impuissance, ni son incontinence, ni la détérioration de sa mémoire immédiate. Il craint par-dessus tout la tyrannie du biographe », relève Remnick.

Roth avait aussi écrit des Mémoires. Dans Les Faits. Autobiographie d’un romancier (Gallimard, 1990), il relate sa jeunesse à Newark, son premier mariage désastreux et ses débuts d’écrivain. Patrimoine. Une histoire vraie (Gallimard, 1992) est le récit du déclin de son père, atteint d’une tumeur au cerveau. Quant à « Notes pour mon biographe », c’est un texte de près de 300 pages qui réfute point par point les Mémoires de sa seconde femme, l’actrice Claire Bloom, « Quitter une maison de poupée »1. Elle y décrit Roth en homme brillant, mais aussi versatile, infidèle, distant, parfois odieux. Les amis de Roth l’ont dissuadé de publier sa diatribe ; il l’a néanmoins conservée pour son futur biographe.

Vers la fin de sa vie, le romancier se met en quête de celui-ci. Il sollicite Hermione Lee et Judith Thurman, deux biographes hors pair, qui déclinent par manque de temps. Ross Miller, le neveu du dramaturge Arthur Miller, accepte la mission et obtient de l’écrivain un accès complet à ses écrits et documents personnels, à ses amis et à sa famille. Mais au bout de quelques années, la relation s’étiole ; Roth finit par ne plus faire confiance à Miller. L’accord prend fin en 2009, l’année où Roth arrête d’écrire.

Enfin, en 2012, Blake Bailey, réputé pour ses biographies de Richard Yates et John Cheever, devient le biographe officiel de Roth. Une fois l’accord conclu, l’écrivain formule ainsi ses attentes : « Je ne veux pas que vous me réhabilitiez. Rendez-moi simplement intéressant. » Comme avec Miller, Roth s’investit beaucoup dans le travail de Bailey : il lui offre un accès quasi illimité à ses archives personnelles, se prête à des entretiens quotidiens de six heures. « Il s’est livré à son biographe comme il se livrait auparavant dans ses livres, insiste Remnick. Il s’est mis à nu comme il l’a toujours fait. »

Après avoir alimenté la chronique littéraire pendant plusieurs années, Philip Roth: The Biography, une somme de plus de 900 pages, paraît le 6 avril 2021, trois ans après la mort du romancier. L’ouvrage suscite dans un premier temps des critiques enthousiastes – l’essayiste Cynthia Ozick le qualifie de « chef-d’œuvre narratif » dans The New York Times – et semble promis à devenir un best-­seller. Mais « des nuages sombres s’amoncellent », relate Andrew Anthony dans The Guardian. Dans The New Republic, Laura Marsh dépeint Roth comme un tyran misogyne et un revanchard obsessionnel. La critique littéraire n’épargne pas le biographe, qui est, selon elle, « particulièrement à l’écoute des doléances de Roth et remet rarement en question ses principes moraux ».

Puis, coup de tonnerre, Blake Bailey est accusé d’agressions sexuelles par d’anciennes étu­diantes et une directrice d’édition. Bailey dément, mais son éditeur et son agent le lâchent2. Le livre est retiré du marché, au grand étonnement de tous, y compris de ses détracteurs. Un « effacement » de l’ère post-#MeToo qui en dit long sur le conflit générationnel entre les plus et les moins de 40 ans qui fait rage dans le milieu de l’édition anglo-saxon, commente Andrew Anthony. Il poursuit : « Ironiquement, c’est désormais le biographe qui a besoin d’être réhabilité. » Pour autant, « ce livre mérite d’être lu plutôt que retiré du marché pour de nombreuses raisons, pas toutes édifiantes. […] L’une d’elles est qu’il nous en dit long sur son sujet, mais aussi sur son auteur ».

[post_title] => Exit le biographe [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => exit-le-biographe [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-25 08:20:52 [post_modified_gmt] => 2021-11-25 08:20:52 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=110751 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 111175
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_content] => 

Le 27 juillet 1794 est surtout connu comme le 9 thermidor de l’an II dans le calendrier républicain. C’est la chute de Robespierre, l’un des grands tournants de la Révolution française, puisqu’il marque la fin de la Terreur et le début de la république dite « thermidorienne », plus conservatrice. L’historien britannique Colin Jones retrace cette journée particulière, presque quart d’heure par quart d’heure, abandonnant la structure par chapitres et lui préférant une succession de scènes parfois courtes, précédées d’une simple mention de l’heure et du lieu (par exemple : « 11 heures : palais et jardin des Tuileries »). À en croire Jones, « il n’y a peut-être pas une autre journée dans tout le XVIIIe siècle [à propos de laquelle] les sources soient si riches et si nombreuses ».

L’ensemble est divisé en cinq parties, qui rappellent, note John Adamson dans la Literary Review, les cinq actes de la tragédie française classique. « De fait, la dimension tragique du livre est essentielle à son objectif révisionniste. » Par la suite, Robespierre fut déshumanisé par ses vainqueurs, lesquels ne présentaient pourtant que peu de différences idéologiques avec lui. « Dans le drame de Jones, poursuit Adamson, Robespierre n’est pas exonéré des excès du régime. Mais on lui rend son humanité et il acquiert une sorte de grandeur imparfaite. »

[post_title] => Une journée particulière [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-journee-particuliere-2 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:48:49 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:48:49 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111175 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 111183
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_content] => 

Si la mère du narrateur est omniprésente dans À la recherche du temps perdu, la figure du père, elle, brille par sa quasi-­absence. Elle est « l’angle mort » de la Recherche, estime dans Die Zeit le traducteur Jürgen Ritte, cofondateur et vice-­président de la Société Marcel-Proust allemande, se réjouissant de voir paraître une biographie d’Adrien Proust signée du critique littéraire Lothar Müller. « Aucune lettre du père au fils ne nous est parvenue jusqu’ici, rappelle Ritte, et quelques-unes seulement du fils au père. » Il est évident que le futur écrivain vécut dans l’ombre de ce père, bien plus célèbre que lui de son vivant. Issu d’une famille assez modeste de province, Adrien devint « fondateur d’une organisation préfigurant l’OMS, membre de l’Académie de médecine, inspecteur général du système de santé français, représentant de la France à des conférences internationales, éditeur et auteur de nombreux écrits spécialisés ou de vulgarisation, professeur d’hygiène, médecin en chef de l’Hôtel-Dieu ». Une brillante carrière dont Müller retrace les étapes et qu’il estime caractéristique de l’importance sociale et politique prise par la médecine à la fin du xixe siècle. Adrien Proust eut le plaisir de voir son fils marcher dans ses pas et devenir lui-même médecin. Pas Marcel, bien sûr, mais son frère cadet, Robert.

[post_title] => Papa Proust [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => papa-proust [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:49:27 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:49:27 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111183 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 111313
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_content] => 

Si vous tenez ce magazine entre vos mains, vous avez sans doute les deux pieds dans l’automne et ses feuilles mortes. Peut-être que, à l’instar de la personne qui rédige cette chronique, vous songez au temps qui passe. Souvenez-vous. À un moment de nos vies, la fin de l’été était synonyme de nouveaux copains et de cahiers pleins de l’odeur rafraîchissante des pages blanches. Nos principales angoisses se focalisaient sur la peur de faire tomber un plateau à la cantine ou d’aller en cours de sport parce qu’on ne savait pas (on ne saura jamais) faire la roue. Bref, une promenade de santé comparée à ce qui nous attendait une fois atteint l’âge adulte.

De fait, outre notre persistant manque de tonus musculaire, c’est le bout du rouleau collectif que nous devons affronter en octobre 2021. Trois confinements, neuf mois de couvre-feu, la perspective d’une campagne présidentielle et un été passé à contempler les gouttes de pluie se fracasser contre nos carreaux ont pu avoir raison des plus optimistes d’entre nous. Soyons réalistes, la seule « histoire dont vous êtes le héros » à laquelle nous ayons envie de participer à l’heure de la reprise est celle que nous proposait en 2018 l’écrivaine américaine Ottessa Moshfegh avec son livre intitulé Mon année de repos et de détente (Fayard, 2019). Elle y mettait en scène une héroïne qui hibernait dans son appartement pendant un an, séparée du monde par un rideau de somnifères et l’intégralité des films avec Whoopi Goldberg. Enfin un programme séduisant. Si vous êtes, vous aussi, tenté par l’acquisition massive de tranquillisants en pharmacie ou d’une carte de fidélité dans une boutique de CBD – dont le nombre ne devrait d’ailleurs pas tarder à dépasser celui des boulangeries –, rappelez-vous qu’il n’existe pas de meilleur refuge qu’une librairie par temps de déprime.

On déambule entre les tables, l’œil glisse sur les couvertures alignées jusqu’à accrocher un nom, un mot, une image. Et puis un jour, un petit miracle opère à la faveur d’une couverture bleu Pacifique et d’un titre étonnant : Au temps des requins et des sauveurs (Gallimard, 2021). Au dos du livre, on nous promet Hawaii, l’océan et des anciens dieux. Bref, suffisamment de choses pour oublier le gris du bitume, les impossibles voyages et nos envies de sieste infinie. Il s’agit du premier roman de Kawai Strong Washburn. Il y raconte l’histoire du jeune Nainoa, sauvé de la noyade par des requins lorsqu’il était âgé de 7 ans. Le destin de sa famille en est bouleversé. L’auteur a passé les dix-huit premières années de sa vie sur l’archipel d’Hawaii, et il nous y entraîne avec ce récit où se mêlent des voix, des expériences et des sentiments contradictoires. L’aspiration au merveilleux côtoie la rudesse de la vie quotidienne, et l’ombre des mythes celle des querelles adolescentes. C’est une poésie âpre qui nous prend par la main pour ne plus nous lâcher, un miroir le long d’un chemin tracé avant lui par Toni Morrison ou l’auteure hawaïenne Lois-Ann Yamanaka. On est tour à tour chacun des personnages, tantôt miraculé, tantôt en quête de salut, le visage fouetté par les vagues du Pacifique ou derrière les barreaux d’une prison du continent.

Washburn a peaufiné son manuscrit pendant dix ans avant de le voir édité. Dans une interview accordée à l’édition américaine de Vanity Fair, il évoquait son choix de narration à la première personne : « Beaucoup de livres que j’ai aimés par le passé étaient rédigés de la sorte. Je crois que, quand c’est fait de la bonne manière, cela vous amène à vivre une autre réalité. » C’est ce qu’il parvient à faire à un moment où nous en avons fort besoin. Une chronique n’a pas vocation à se transformer en critique littéraire. Elle peut cependant nous rappeler que, parmi toutes ses potentialités, il est une chose que la littérature sait toujours faire : sauver notre rentrée.

— Floriane Zaslavsky est sociologue.
Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier Brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).

[post_title] => Au temps des requins et des sauveurs [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => au-temps-des-requins-et-des-sauveurs [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:48:30 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:48:30 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111313 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 111200
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_content] => 

En 2020 disparaissait, après quarante ans, la revue Le Débat. En France, les lamentations ont déferlé tandis que les fondateurs, Marcel Gauchet et Pierre Nora, expliquaient pourquoi ce temple de la pensée libérale de gauche ne pouvait que fermer : effondrement du business model des revues généralistes ; indifférence des médias et des universités ; et surtout une société, assénait Nora, qui avait perdu « la curiosité à horizon encyclopédique » au profit de l’hyperspécialisation qu’encourage Internet et qui entretenait « avec les exigences de la haute culture un rapport de moins en moins familier ». Presque seul dans ce concert attristé, Mediapart osait évoquer la « fossilisation » de la revue et ses « angles morts ».

À l’étranger, cette fin a rencontré un silence radio. « La disparition du Débat n’a pas fait l’objet d’une seule mention dans une revue majeure aux États-Unis », écrit Christopher Cald­well dans un article publié en mars 2021 par The New York Times, qui est l’exception confirmant la règle. La gauche française, explique-t-il, n’est plus celle du Débat ; elle défend désormais les « politiques identitaires ou de justice sociale », voire la « dictature » des droits de l’homme et des civil rights.
Marcel Gauchet écrivait déjà, en 2007, que la souveraineté de l’individu était en passe de détrôner celle du peuple. Il s’était retrouvé taxé d’ultraconservatisme par ses pairs.

[post_title] => Le débat est clos [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-debat-est-clos [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-10-28 06:59:41 [post_modified_gmt] => 2021-10-28 06:59:41 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111200 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 111218
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_content] => 

Triste été pour les amoureux de la vraie littérature. Auteur de paraboles malicieuses qui enchantaient Italo Calvino, Daniele Del Giudice a tiré sa révérence début septembre, deux jours avant de recevoir le prix Campiello pour l’ensemble de son œuvre. Un mois plus tôt, c’était l’élégant Roberto Calasso, géant des lettres transalpines traduit en 25 langues, penseur aussi considérable qu’éditeur exceptionnel, qui nous quittait.

Par une étrange coïncidence, bien que leurs œuvres soient aux antipodes l’une de l’autre et que le second n’ait jamais publié le premier, une figure mythique de Trieste lie leurs destins : le mystérieux et singulier Roberto Bazlen (1902-1965). Surnommé Bobi, il était un infatigable lecteur et découvreur de talents, prototype de « l’artiste sans œuvre » dont l’influence clandestine sur le monde littéraire italien fut considérable. En effet, alors que Giudice lui a consacré, en 1983, un premier roman en forme d’enquête qui fut son plus grand succès (Le Stade de Wimbledon, adapté au cinéma par Mathieu Amalric en 2002), c’est Bazlen qui introduisit Calasso chez Adelphi, où ils se firent cette promesse mille fois tenue : « Nous ne publierons que les livres que nous aimons. » De fait, si cette maison d’édition milanaise, que Calasso dirigea de 1971 à sa mort, possède le plus éblouissant et raffiné des catalogues – grands classiques de l’Antiquité à nos jours et contemporains capitaux –, c’est parce que ses fondateurs n’ont jamais cédé sur leurs goûts ni abdiqué leur esprit critique, congédiant les supposées vaches sacrées et pseudo-incontournables de l’air du temps. À cet égard, il faut lire les fiches de lecture de Bobi (conseiller d’édition free lance pour Bompiani, Einaudi et Adelphi), que Calasso publia en 1968 sous le titre Lettere editoriali, à propos d’écrivains français, allemands, anglo-saxons ou nordiques tantôt admirés, tantôt exécutés 1. Car si Bazlen conseille, malgré sa longueur et son inachèvement, de publier les yeux fermés L’Homme sans qualités, de Robert Musil, il juge que Marshall McLuhan est « un petit maniaque obsédé par la causa­lité » et Le Guépard, de Lampedusa, « un bon technicolor de et pour gens bien », écrit par « un provincial cultivé ».

Basée sur une solide culture classique et une notable indépendance d’esprit, cette capacité de jugement fut également l’apanage de Roberto Calasso, fils et petit-fils d’universitaires florentins, qui, dès l’âge de 13 ans, trouva dans la mythologie grecque une matière inépuisable. Du reste, il se mouvait avec autant d’aisance dans la mythologie, tout aussi labyrinthique, de l’Inde. Auteur polyglotte d’une quinzaine de volumes, tous passionnants et étourdissants d’érudition littéraire, philosophique, historique et artistique sans jamais être académiques, il a inventé, à partir de La Ruine de Kasch2, ouvrage séminal dont tous les autres sont des prolongements, un genre littéraire indéfini, mêlant essai et fiction, pour raconter les aventures de l’humanité avec les dieux et le sacré, ainsi que leurs métamorphoses à l’âge du sécularisme, cette « forme de religion planétaire » par laquelle la société s’autodivinise, multiplie les procédures numériques et étend le règne des automates. Qualifié par l’historien de la littérature Marc Fumaroli d’« Aby Warburg italien » en raison de sa dilection pour les « vagues mnémiques » qui se propagent dans le temps, Calasso est un grand penseur de la légitimité, de la verticalité et des anciennes puissances dégradées par la modernité et ses pouvoirs. C’est surtout un gnostique qui fit son salut par la connaissance, en fulgurances sarcastiques et cruauté stylée. Juste avant de mourir, alors qu’il savait mieux que personne que l’homme védique naît sous le poids de ses dettes envers les dieux, les voyants du savoir, les ancêtres et les hommes, Calasso a fini de régler les siennes en publiant Bobi, tribut à son mentor, et Memè Scianca, ses souvenirs d’enfance. Deux livres brandis en hommage par une élue à la tribune de la Chambre des députés, le jour de sa mort, tandis qu’en vitrine des éditions Adelphi une photo de lui est désormais surmontée de cette mention : Roberto Calasso (1941- per sempre)

Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le Grand Prix de la critique de l’Académie française.

[post_title] => Roberto Calasso, pour toujours [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => roberto-calasso-pour-toujours [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-10-28 06:59:41 [post_modified_gmt] => 2021-10-28 06:59:41 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111218 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 111447
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_content] => 

Le premier principe du journalisme est de confirmer les préjugés existants, non de les contredire. » On doit cet aphorisme au journaliste d’investigation irlando-américain Alexander Cockburn. Orienté à gauche par tempérament, il ne dédaignait pas écrire pour The Wall Street Journal. Éditeur de la news­letter CounterPunch, devenue un magazine, il y publiait surtout des contributeurs de gauche mais accueillait aussi des intellectuels de droite. Espérons que notre dossier ne donnera pas trop l’impression de confirmer des préjugés existants !

Quels sont-ils, d’ailleurs, ces préjugés existants ? Beaucoup, comme le racisme ou le sexisme, sont décortiqués par des auteurs bien-pensants. On peut aussi épingler les préjugés des antivaccins ou encore ceux des prêtres staliniens de la cancel culture, mais il faudra attendre les historiens et sociologues du futur pour recenser les préjugés qui nous sont invisibles, et dont on se demande pourquoi ils seraient moins nombreux et prégnants que les préjugés des époques passées. Car, contrairement à un préjugé tenace, ce n’est hélas pas « en déracinant les préjugés par l’instruction que les hommes pourront s’éclairer sur leur intérêt bien entendu, et réaliser le progrès social dans l’ordre et la liberté » (Dictionnaire encyclopédique Quillet, 1937).

Un autre préjugé sur les préjugés est de penser, comme le font la plupart des dictionnaires actuels, que le préjugé est forcément une opinion « préconçue ». On le voit chez les antivaccins ou les complotistes tels que les tenants de la théorie du « grand remplacement », les préjugés sont au contraire le plus souvent étayés par des arguments qui font mouche et paraissent suffisamment convaincants pour grossir le flot des adeptes. Les préjugés sont lestés, pourrait-on dire, de « postjugés ». Pour exprimer cela dans les termes d’un freudisme de bazar, ceux-ci scellent un surmoi occultant la véritable nature des préjugés inconscients sous-jacents.

Les fausses théories scientifiques du passé, comme la théorie des miasmes, censée expliquer les épidémies, ou celle du complexe d’Œdipe, censée expliquer nos comportements, sont un cimetière de préjugés savamment construits, devenus au fil du temps des orthodoxies gravées dans le marbre et dont la contestation pouvait valoir l’excommunication, sinon le bûcher. Quelles sont les fausses théories scientifiques d’aujourd’hui ? Ou les fausses croyances d’autant plus enracinées qu’on les pense étayées par les résultats de ce qu’il est convenu d’appeler « la science » ?

« Savants et ignorants sont tellement prévenus de la pensée que les femmes sont inférieures aux hommes en capacité et en mérite […] qu’on ne manquera pas de regarder le sentiment contraire comme un paradoxe singulier », écrivait en 1673 le curé François Poullain de La Barre. La phrase est tirée de son ouvrage De l’égalité des deux sexes. Discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés. Un livre magnifique qui est tombé dans un oubli total – et ce n’est pas un hasard – avant d’être exhumé par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe. Les premiers mots de la phrase interpellent. Savants et ignorants ont souvent partie liée ; c’est, me semble-t-il, un préjugé courant de ne pas en prendre conscience. 

Olivier Postel-Vinay

[post_title] => Préjugés sur les préjugés [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => prejuges-sur-les-prejuges [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-10-28 06:59:41 [post_modified_gmt] => 2021-10-28 06:59:41 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111447 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 111238
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41
    [post_content] => 

Mise à la retraite à l’âge butoir de 70 ans, Anna Louisa Germaine Millisdotter observe désormais le quotidien d’un quartier chic d’Oslo depuis l’appartement de 250 m² qu’elle a pu acheter grâce à un héritage. L’ancienne universitaire engagée à gauche s’est assagie avec le temps. Mais voilà que, un matin de décembre 2013, la lecture, dans le journal, d’une tribune signée par une de ses anciennes élèves à l’origine de complications personnelles réveille en elle l’envie d’en découdre avec la société. « Amère sur la vie et convaincue que les gens sont des idiots », résume le quotidien Stavanger Aftenblad, Anna Louisa est déterminée à « les remettre à leur place ». Une pièce à soi est le deuxième roman de Lotta Elstad, qui s’est fait connaître par le récit de sa vie d’employée de chaîne hôtelière. « Dans un style léger et satirique, et avec une description précise des structures sociales typiquement norvégiennes, ­Elstad explore le besoin de trouver une place dans le monde », note le journal Klassekampen. « Un roman divertissant, intelligent et bien ficelé », estime l’hebdomadaire Morgenbladet. Léger bémol, selon Stavanger Aftenblad : les fines analyses féministes d’ouvrages littéraires et de films auxquelles se livre Anna Louisa se succèdent à une telle cadence que « cela sent la chaîne de montage ». 

[post_title] => Trouver sa place [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => trouver-sa-place [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:44:40 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:44:40 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111238 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 110913
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:40
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:40
    [post_content] => 

En février 2021, le dirigeant chinois Xi Jinping a donné une réception somptueuse au palais de l’Assemblée du Peuple, à Pékin, pour annoncer un exploit historique : l’éradication de l’extrême pauvreté en Chine. Cet événement grandiose, organisé dans une salle de bal gigantesque en présence de centaines de dignitaires venus des quatre coins du pays, a été minutieusement programmé pour donner le coup d’envoi d’une année de célébrations marquant le centenaire de la fondation du Parti communiste chinois (PCC). Le pays, longtemps synonyme de pauvreté, a réalisé l’impossible, a déclaré Xi. C’est « un miracle qui restera dans l’Histoire ».

Évoquer l’Histoire n’est pas une simple fanfaronnade. Pour un parti qui prétend mener la Chine aux portes de la domination du futur – en particulier dans des secteurs aussi cruciaux que les véhicules électriques, les énergies renouvelables et l’intelligence artificielle –, la priorité numéro un est de contrôler le passé. Selon la version officielle, c’est l’Histoire qui a porté le PCC au pouvoir, et c’est parce qu’il gouverne si bien, en accomplissant des prouesses telles que l’élimination de la pauvreté, que l’Histoire décide de l’y maintenir. Pour le Parti communiste chinois, histoire rime avec légitimité.

Mais, pour s’assurer que l’Histoire est vraiment de son côté, le Parti passe un temps fou à l’écrire, à la réécrire et à empêcher d’autres de prendre la plume. Peu de dirigeants chinois ont déployé autant d’ardeur à la tâche que Xi, qui a inauguré son règne en 2012 en prononçant un grand discours lors d’une exposition sur l’histoire de la Chine. Depuis lors, il fait la guerre au « nihilisme historique » – autrement dit à quiconque oserait critiquer les faux pas du Parti. Xi a de nombreux objectifs, de la lutte contre la corruption à la promotion de l’innovation en passant par l’extension de sa zone d’influence à l’étranger via les nouvelles routes de la soie, mais le contrôle de l’Histoire les sous-tend tous.

Cette foi dans le pouvoir de l’Histoire est l’une des rares constantes dans la saga centenaire du PCC. Bien que le Parti soit fondé sur un seul credo, son idéologie est en fait composée d’une mosaïque de stratégies : le PCC était à l’origine un groupe de marxistes orthodoxes qui comptaient sur le prolétariat industriel pour mener la révolution, puis il s’est mué en un parti rural dont l’objectif était de fomenter une rébellion paysanne, et, lorsqu’il a accédé au pouvoir, il s’est métamorphosé en parti centré sur le culte de la personnalité de Mao Zedong. Le PCC s’est progressivement transformé en technocratie autoritaire et pilote aujourd’hui une superpuissance en devenir, dominée par un leader fort et charismatique.

Ces différentes étapes reposent sur trois idées interdépendantes. La première, répandue chez de nombreux patriotes chinois depuis le XIXe siècle, est que moderniser la Chine consiste à la rendre riche et puissante plutôt que libre et démocratique. La deuxième, également partagée par la majorité des patriotes chinois, est que seul un État fort peut moderniser le pays. La troisième est que l’Histoire a missionné le Parti communiste pour accomplir cette mission.

Le centenaire du Parti communiste chinois coïncide avec un intérêt sans précédent pour les rouages de la gouvernance du pays. Au moment de sa prise de pouvoir, en 1949, le PCC passait aux yeux de beaucoup pour une pâle copie du Parti communiste de l’Union soviétique. Dans les années 1960, quand les liens qui unissaient Pékin à Moscou se sont distendus, les pays occidentaux ont commencé à considérer la Chine comme une alliée contre l’URSS. Lorsque le Parti a adopté des réformes économiques d’inspiration capitaliste, à la fin des années 1970, la Chine est devenue le lieu de tous les fantasmes. À l’époque, seul un petit groupe de sinologues, d’investisseurs et de militants s’intéressait sérieusement aux structures de la gouvernance chinoise.

La situation change dans le courant des années 2010 avec l’émergence de la Chine comme superpuissance. Le journaliste australien Richard McGregor est l’un des premiers à consacrer un livre à la gouvernance chinoise. Dans « Le Parti. Le monde secret des dirigeants communistes chinois » 1, il montre l’influence considérable que le PCC exerce sur la société civile. L’ouvrage corrige de façon significative le récit dominant – colporté par beaucoup de journalistes, de groupes de réflexion, d’hommes d’affaires et de représentants officiels étrangers – selon lequel la Chine deviendrait de plus en plus semblable à l’Occident à mesure qu’elle adopte le culte de leurs divinités, à savoir le marché et Internet. McGregor insiste sur la naïveté d’une telle théorie et révèle comment le PCC domine non seulement la politique mais aussi le monde universitaire, les organisations non gouvernementales et l’économie. Il souligne notamment que, contrairement à ce que beaucoup imaginent, le contrôle économique exercé par le PCC a donné naissance à une forme de capitalisme hybride plutôt qu’à un système néolibéral. En définitive, même les entreprises privées doivent rendre des comptes au Parti : en novembre 2020, par exemple, le gouvernement a suspendu l’entrée en Bourse d’Ant Group, le numéro un mondial du paiement en ligne, notamment parce que son principal actionnaire, le milliardaire Jack Ma, s’était fendu de quelques critiques à l’égard de la politique économique chinoise.

Quand McGregor écrivait son livre, le PCC comptait 78 millions de membres – presque l’équivalent de la population allemande. Il en compte aujourd’hui près de 92 millions. C’est beaucoup dans l’absolu, mais cela ne représente que 7 % de la population chinoise, ce qui permet au Parti de contrôler la politique, l’économie et la société tout en restant très sélect. N’importe qui peut demander à y adhérer, mais les candidats sont triés sur le volet et nombre d’entre eux sont écartés. En cela, le PCC est très similaire au Parti communiste de l’Union soviétique, caractérisé par sa base étroite, et pour cause : les fondateurs chinois ont pris exemple sur le système léniniste des Soviétiques et façonné un parti hiérarchique, discipliné et centré sur l’accomplissement d’objectifs bien précis. Si les communistes soviétiques ont été destitués en 1991, les communistes chinois, eux, ont prospéré en développant une compétence rare pour un système autoritaire : leur capacité d’adaptation.

Le marxisme n’est pas un système intrinsèquement adaptatif ; il s’appuie plutôt sur le déterminisme historique pour analyser le changement social et tracer une voie politique. Le changement était censé venir du prolétariat industriel qui, prenant conscience de son exploitation, devait se révolter et mettre la société sur le chemin du communisme. Mais, dans les années 1930, le Parti communiste chinois s’est aperçu que ce modèle ne pouvait pas fonctionner dans un pays comptant aussi peu d’ouvriers. Traqué par l’armée du Guomindang, le parti nationaliste alors au pouvoir, le PCC est au bord de l’extinction. Et se met à improviser.

Au terme de longues luttes intestines, les dirigeants du Parti se rallient à Mao, reconnaissant que le PCC n’a d’autre choix que de s’appuyer sur la paysannerie. Ils forgent également des alliances avec des groupes non communistes, comme des membres de confréries religieuses, des propriétaires terriens, des entrepreneurs de la classe moyenne et des écrivains libres-penseurs. Une fois son pouvoir solidement établi, le Parti a fait preuve de la même souplesse dans la gestion de la Chine – en s’ouvrant à l’économie de marché, par exemple, ou en permettant aux non-membres du Parti de prendre davantage part à la vie publique.

Dans « De la rébellion jusqu’au pouvoir » 2, sa nouvelle histoire du PCC, Tony Saich, de la Harvard Kennedy School, affirme que le Parti communiste chinois doit également sa survie à deux institutions beaucoup moins souples : son département central de l’Organisation et son département central de la Propagande. Le premier conserve des dossiers détaillés sur tous les membres, ce qui lui permet de vérifier leur fiabilité et d’éliminer ceux qui s’écartent un peu trop de ce que le Parti appelle, par euphémisme, la « bonne conduite ». De plus, en surveillant de près quel membre du PCC est affecté à quel poste et pour quelle durée, le département central de l’Organisation empêche les dirigeants locaux de constituer des fiefs qui pourraient mettre à mal le contrôle central.

Le PCC s’appuie également sur la propagande et sur l’endoctrinement pour faire rentrer dans le rang ses millions de membres. On dénombre plus de 3 000 « écoles du Parti » à travers le pays. Des observateurs étrangers ont parfois fait des récits amusants de la façon dont la pensée de Milton Friedman, fervent défenseur du libéralisme, est enseignée dans telle ou telle école du Parti. D’autres encore ont sous-entendu que l’un de ces établissements serait l’équivalent chinois de la Kennedy School [la prestigieuse école d’administration publique de Harvard]. Il y a une part de vérité dans ces témoignages : on y enseigne l’économie de marché, tout comme les compétences nécessaires pour être un fonctionnaire efficace. Cependant, la véritable raison d’être de ces écoles est de s’assurer que les membres du Parti connaissent les priorités du dirigeant en place.

En tant qu’observateur de longue date du PCC, Saich – qui s’est rendu pour la première fois en Chine en 1976, lorsqu’il était étudiant, et y est retourné régulièrement depuis – est en mesure d’en brosser une histoire globale convaincante. Certains passages de son livre sont peut-être trop pointus pour le grand public, mais l’introduction et la conclusion sont très faciles à lire et constituent un bon résumé des éléments-clés de l’histoire du Parti. L’une des caractéristiques du PCC, pointe l’auteur, est sa croyance en son infaillibilité. Croyance qui découle en partie de son histoire improbable : le Parti a été fondé à Shanghai par un groupe de treize jeunes Chinois inspirés par la révolution russe. Ceux-ci ont initié « un mouvement qui allait donner naissance à l’organisation politique la plus puissante du monde, à la tête d’une économie destinée à concurrencer celle des États-Unis. C’est une histoire extra­ordinaire de survie, de désastre et de résurrection, écrit Saich. Compte tenu des conditions difficiles dans lesquelles ce mouvement s’est développé, le PCC n’aurait jamais dû arriver au pouvoir. »

Saich raconte une anecdote mémorable : en 1921, un sympathisant néerlandais, Henk Sneevliet, fut envoyé par Moscou pour assurer la liaison avec les communistes chinois. Sneevliet assista à la première réunion du PCC, laquelle le laissa tellement sceptique qu’il déconseilla aux participants de fonder un parti à part entière. Il affirma que les progressistes devaient d’abord poursuivre des objectifs plus larges et créer des alliances s’ils ne voulaient pas courir à leur ruine.

Avec le recul, il s’avère toutefois que le véritable défi du PCC ne se situe pas tant sur le plan institutionnel que sur le plan des idées : si le Parti est si formidable, pourquoi son histoire est-elle parsemée de tant d’échecs, de politiques qui ont entraîné les famines les plus meurtrières du monde, de purges et d’opérations clandestines qui ont éliminé des millions d’opposants, le tout sans que personne ou presque soit tenu responsable ? Comment l’Histoire peut-elle légitimer une organisation au bilan si mitigé ?

Les dirigeants du Parti ont développé deux stratégies pour donner l’impression que l’Histoire est de leur côté. La première consiste à rejeter la faute sur les étrangers – un scénario efficace dans un pays dont l’histoire nationale officielle ressemble à une litanie d’humiliations perpétrées par des puissances étrangères au cours des XIXe et XXe siècles. Aujourd’hui, on reproche aux étrangers (souvent indifféremment qualifiés d’« Occidentaux ») d’attiser les tensions avec Taïwan, de soutenir l’opposition à Hongkong, de révéler l’existence de camps de rééducation au Xinjiang et d’essayer de saper le contrôle du PCC en subventionnant les ONG, les échanges universitaires et d’autres formes d’« évolution pacifique ».

L’autre stratégie du PCC pour expliquer ses incohérences consiste à accuser ses membres d’avoir fait de mauvais choix politiques, même si à l’époque ceux-ci étaient cohérents avec la ligne du Parti. Ainsi, après la mort de Mao, un groupe de dirigeants chinois surnommé la « bande des Quatre » a été accusé de tous les excès de la Révolution culturelle, et ses partisans ont été la cible de purges alors même que tous suivaient la doctrine maoïste.

Ce genre de volte-face n’encourage pas la démocratie interne pourtant censée prévaloir au sein du Parti. En théorie, les membres peuvent s’exprimer librement sur l’orientation du PCC, du moment qu’ils se plient aux décisions finales et les exécutent avec loyauté. En pratique, l’évolution constante de la doxa implique qu’il vaut mieux se taire, de peur qu’une déclaration innocente sur le moment ne devienne compromettante par la suite. C’était particulièrement vrai à l’époque de Mao, lorsque les rivaux politiques étaient victimes de purges meurtrières. Mais, aujourd’hui encore, il arrive que des dirigeants naguère en vue se retrouvent soudainement sur la touche, voire en prison – souvenez-vous de Bo Xilai, qui s’apprêtait à prendre la place de Xi Jinping à la tête de la République populaire de Chine lorsqu’il a été condamné à la prison à vie pour abus de pouvoir et corruption. Comme le fait remarquer Saich, le concept de lutte est omniprésent dans le langage et les décisions du Parti : « L’héritage du PCC a donné naissance à un langage particulièrement violent, combiné à un rejet systématique des critiques portant sur les fondements idéologiques. Le recours à la violence verbale, voire physique, est considéré comme légitime – non seulement à l’encontre des opposants qui attaqueraient le Parti de l’extérieur, mais aussi à l’égard de la critique interne. Le concept d’opposition parlementaire n’existe pas. 

L’histoire du PCC a donc été particulièrement tumultueuse : on ne compte qu’une seule passation des pouvoirs pacifique, entre Jiang Zemin et Hu Jintao en 2002. Toutes les autres se sont accompagnées de purges et de procès pour l’exemple, comme en témoigne le renvoi de Bo de toutes ses fonctions et son expulsion du Parti à la veille de l’accession de Xi au pouvoir, en 2012.

Cependant, comme l’écrit Bruce J. Dickson dans « Le Parti et le peuple. La politique chinoise au XXIe siècle » 3, supposer que le PCC gouverne essentiellement par la peur est une conception trop simpliste. La capacité d’adaptation du Parti est au cœur de la gouvernance de la Chine. C’est précisément cette capacité d’adaptation qui lui a permis d’opérer de grands revirements politiques. La plupart du temps, les dirigeants agissent de façon extrêmement prudente et peinent à anticiper les problèmes. Néanmoins, lorsqu’ils prennent la décision d’agir, ils le font avec rapidité et ne lésinent pas sur les moyens.

Un exemple que Dickson cite à bon escient est celui de la crise du ­Covid-19. On sait désormais que les autorités locales ont d’abord tenté de dissimuler ce qui semblait être une crise sanitaire mineure à Wuhan ; mais, lorsque la situation est devenue explosive, les dirigeants du Comité central se sont montrés implacables. Les responsables locaux ont été limogés, et le gouvernement a décrété un confinement total de la région, puis d’une grande partie du pays. Des médecins et infirmiers de toute la Chine ont été réquisitionnés, des hôpitaux de fortune érigés et l’armée mobilisée. En quelques mois, le PCC avait repris le contrôle sur l’épidémie.

Tous les observateurs sérieux de la Chine vous diront que la capacité d’adaptation et de réaction du PCC est la clé de son succès, note Dickson. Simplement, cette analyse nuancée ne correspond pas à l’idée que l’on se fait aujourd’hui de la Chine, à savoir qu’elle serait une menace stratégique qui gouverne par la force brute et le big data. Ces caricatures sont particulièrement convaincantes vues de loin, ce qui est de plus en plus le mode d’investigation privilégié des journalistes et des commentateurs. Cependant, elles ne permettent pas d’expliquer de manière satisfaisante comment la Chine s’est développée si rapidement, ni pourquoi l’opposition au Parti est si faible à l’intérieur du pays.

Dickson donne un aperçu utile des différents organes de gouvernance de la Chine et de l’implication du Parti dans chacun d’entre eux. Il aborde également une série de questions importantes – comme la raison pour laquelle le PCC voit d’un mauvais œil la société civile ou les groupes religieux. Dickson est particulièrement percutant sur la question du nationalisme, que de nombreux observateurs étrangers s’inquiètent de voir augmenter en Chine, surtout chez les jeunes. Le livre offre une analyse convaincante de données d’opinion qui suggèrent que ce n’est pas le cas : les jeunes sont en fait moins nationalistes que ne l’étaient leurs parents.

Quant à savoir pourquoi il y a si peu d’opposition en Chine, Dickson ne nie pas que ce soit en partie le résultat de la politique de sécurité publique : les dissidents sont arrêtés et souvent condamnés à des peines de prison draconiennes. Mais un autre facteur, tout aussi important, entre en ligne de compte : d’après les sondages et les études de terrain, une vaste majorité de la population chinoise semble assez satisfaite de la façon dont le PCC dirige le pays. Nombreux sont les opposants à déplorer qu’il en soit ainsi, écrit Dickson, mais comment expliquer autrement le peu de soutien qu’ils reçoivent ? La Chine n’a pas d’Andreï Sakharov ni d’Alexandre Soljenitsyne, ces figures de l’opposition qui suscitaient en leur temps une grande ferveur populaire.

Dans un chapitre posant la sempiternelle question « La Chine deviendra-t-elle démocratique ? », Dickson analyse le sens que la plupart des Chinois attribuent au terme « démocratie ». Des études montrent que peu d’entre eux associent la démocratie, minzhu en chinois, aux élections, à l’État de droit, à la liberté politique et à l’égalité des droits. La plupart d’entre eux la voient plutôt en termes de résultats, le principal critère étant que les décisions soient prises dans l’intérêt du peuple.

Les Chinois ne sont pas passifs pour autant : ils sont nombreux à protester lorsqu’ils ont le sentiment d’être traités injustement. Mais, écrit Dickson, « tant que les revenus continuent d’augmenter, que l’accès à l’enseignement supérieur se généralise, que les soins de santé deviennent plus abordables, que la qualité de l’air s’améliore et ainsi de suite, il est peu probable qu’ils exigent des élections pluralistes, un système multipartite, l’instauration d’un État de droit, la liberté d’expression et d’autres dispositifs institutionnels de la démocratie ». Ces conceptions différentes de la démocratie et de la bonne gouvernance expliquent en partie pourquoi beaucoup d’étrangers considèrent le PCC comme un organe répressif et autoritaire, tandis que la plupart des Chinois le jugent relativement réactif et compétent.

Au cours de sa longue histoire, le PCC a mis en œuvre d’autres stratégies que l’autoritarisme adaptatif, comme le démontrent Timothy Cheek, Klaus Mühlhahn et Hans van de Ven dans un autre ouvrage publié à l’occasion du centenaire du Parti, « Le Parti communiste chinois. Un siècle en dix biographies » 4. Parmi ces biographies poignantes, on trouve celle d’un libéral tristement célèbre pour avoir été éliminé par Mao dans les années 1940, celle de l’épouse d’un secrétaire du Parti déchu, celle d’un communiste intègre qui s’est retiré pour mener une existence d’ermite après le soulèvement de Tiananmen en 1989 et celle d’une actrice de cinéma des années 1940 plus tard victime des purges. Selon les auteurs, ces vies sont la preuve que le Parti comprenait également une branche libérale et cosmopolite qui a parfois joué un rôle central : « Les partisans du PCC pensaient que la Chine avait besoin de changement et que seul le Parti pouvait le faire advenir. Mais ils étaient également attachés à l’autonomie intellectuelle et morale, au droit de critiquer le Parti et à la décentralisation du pouvoir. »

La personne qui correspond le mieux à cette description n’est pas présentée dans ce volume, mais elle plane sur tous ces livres comme l’esprit d’un saint patron. Il s’agit de Gao Hua, historien à l’Université de Nankin, décédé d’un cancer du foie en 2011, à 57 ans. Gao grandit pendant la Révolution culturelle et assiste au déferlement de la violence maoïste, qui s’étale sur des affichettes manuscrites placardées dans les rues de sa ville natale. Nombre d’entre elles font référence à une purge menée dans les années 1940 contre des écrivains, des artistes et des penseurs qui s’étaient rendus dans une région pauvre et montagneuse de l’ouest de la Chine pour rejoindre la base politique et militaire des communistes, située dans la petite ville de Yan’an.

Gao, intrigué, veut en apprendre davantage. Mais ce n’est pas une mince affaire, car la plupart des livres sont interdits pendant la Révolution culturelle. C’est alors que la chance intervient. Plusieurs milliers de livres se trouvent enfermés dans un entrepôt près de chez lui, et l’aimable monsieur qui en a la charge autorise Gao et un de ses amis à en emprunter quelques-uns. Gao lit des centaines d’ouvrages interdits, dont les romans de Ding Ling et les essais de Wang Shiwei, deux auteurs ayant fait les frais de la purge ordonnée par Mao à Yan’an vingt-cinq ans plus tôt.

Lorsque Gao entre à l’Université de Nankin en 1978, il sait d’instinct que dans cette purge se trouve une clé pour comprendre les traumatismes endurés par son pays. Il commence à rassembler des mémoires, des journaux, des documents et d’autres témoignages. Vingt-deux ans plus tard, il publie l’œuvre d’une vie, How the Red Sun Rose (« Comment le Soleil rouge s’est levé »).

Le Soleil rouge, bien sûr, c’est Mao. Et la réponse à la question posée dans le titre, c’est qu’il s’est levé au prix de purges sanglantes qui ont détruit des vies et forcé l’obéissance. L’histoire officielle dépeint la campagne de rectification de Yan’an comme une grande victoire pour la révolution, comme la mise à contribution des intellectuels qui se sont vu confier une mission sacrée : sauver la Chine sous la houlette du Parti communiste chinois. La campagne de rectification de Yan’an est souvent considérée au même niveau que le mouvement du 4 mai, cette véritable déferlante de créativité et d’énergie qui, en 1919, a lancé la période la plus fertile de l’histoire de la Chine contemporaine. Ce que Gao démontre, cependant, c’est que Yan’an était tout le contraire : un musellement des intellectuels chinois, réduits à devenir des apparatchiks pour éviter la persécution.

Dans la postface de son livre, Gao décrit son éducation, ses motivations et sa méthode de travail. Il n’a pas pu accéder aux documents officiels : son projet a immédiatement été considéré comme trop sensible pour qu’il soit autorisé à consulter les archives gouvernementales. Il s’est régulièrement vu refuser des bourses de recherche, des promotions et la possibilité d’obtenir un poste de direction dans une autre université. Il payait de sa poche chaque livre, chaque photocopie. Cette somme, il l’a écrite à la table de sa cuisine, en fumant cigarette sur cigarette et en buvant du thé. À la fin de sa vie, sa réputation était telle que certains faisaient des pèlerinages à Nankin pour le rencontrer.

Sa mort précoce l’a privé de la possibilité d’écrire son prochain livre, qui, selon ses proches, aurait dû porter sur la période qui suivit la prise de pouvoir des communistes en 1949, lorsque Mao remodela le Parti pour le transformer en outil de contrôle. Mais, d’une certaine manière, l’œuvre de sa vie était terminée. Son livre met à mal ce qui est peut-être le mythe originel du PCC, l’histoire selon laquelle le Parti serait né d’une bande d’idéalistes purs et intègres qui combattaient pour leur pays. Bien qu’il ne soit jamais sorti en Chine continentale, le livre de Gao a été publié par l’Université chinoise de Hongkong en 2000 et a fait l’objet de 22 réimpressions depuis. En 2019, il a été magistralement traduit en anglais par le duo de traducteurs chevronnés que forment Stacey Mosher et Guo Jian.

Le livre est dense, long et exigeant. Les historiens peinent à apprécier tout le mal que s’est donné Gao pour psychanalyser Mao et ses motivations intimes. Pourtant, son livre est un tour de force, car il interroge l’ensemble du projet communiste. Voilà un historien chinois, vivant et travaillant en Chine, qui défie le PCC en s’attaquant à ses fondements idéologiques les plus sacrés.

L’objectif annoncé de Gao est de suivre les préceptes de Chen Yinke, grand historien du XXe siècle mort d’un arrêt cardiaque après avoir été la cible de persécutions pendant la Révolution culturelle. Chen avait déclaré que la mission de l’historien devait consister à « observer l’océan dans une goutte d’eau ». En cela, Gao a réussi. Il ne se contente pas de reconstituer l’histoire censurée, il montre aussi comment le PCC a contrôlé des générations de romanciers et de poètes, d’artistes et de blogueurs, de vidéastes et de journalistes citoyens – toutes ces personnes qui ont lutté pour se faire entendre, non seulement dans les années 1940, mais depuis que le Parti existe. Si le PCC a réussi à réduire la plupart d’entre elles au silence et à convaincre les autres qu’elles n’avaient pas à mettre le nez dans la gouvernance du pays, Gao est la preuve que, cent ans plus tard, un courant profond de libre pensée continue de traverser la Chine. 

— Ian Johnson est un journaliste canadien
qui couvre la politique et l’histoire chinoise depuis trente-cinq ans pour le New York Times et le Journal of Asian Studies, entre autres.
Il vivait à Pékin jusqu’à ce que son visa soit annulé en mars 2020, comme celui d’une douzaine de journalistes étrangers.
— Cet article est paru dans The New York Review of Books le 1er juillet 2021. Il a été traduit par Charlotte Navion.

[post_title] => Chine : un autoritarisme tout en souplesse [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => chine-un-autoritarisme-tout-en-souplesse [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:50:03 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:50:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=110913 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 110926
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:40
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:40
    [post_content] => 

Ce sont les deux descendants de Steve Jobs, et ils s’affrontent pour la domination du monde que le fondateur d’Apple a quitté en 2011. En des temps plus paisibles, Steve prodiguait ses conseils à Mark, alors âgé d’une vingtaine d’années, lors de longues promenades à travers les vergers d’abricotiers de la Silicon Valley ; et à la même époque, il remettait à Tim, tout juste quinquagénaire, les clés du royaume de la technologie. Aujourd’hui, Mark Zuckerberg, cofondateur et PDG de Facebook, pèse près de 130 milliards de dollars ; Tim Cook, lui, est PDG d’Apple et ne pèse que 1,3 milliard de dollars. Mais c’est Cook qui tient la corde, l’avenir d’Apple semblant plus assuré que celui de Facebook : Apple est valorisé par le marché à 2 500 milliards de dollars, tandis que Facebook vient seulement de passer la barre des 1 000 milliards de dollars de capitalisation.

Les deux hommes ont connu une extraordinaire réussite, mais, philoso­phiquement et psychologiquement, ils sont aux antipodes l’un de l’autre. Zuckerberg est un idéaliste qui imagine le monde tel qu’il devrait être, tandis que Cook est un pragmatique qui voit le monde tel qu’il est. Dans le monde imaginé par Zuckerberg, l’interconnexion de la planète révélera notre humanité commune et rassemblera les gens dans la paix. Celui de Cook est tel que nous le connaissons : un monde divisé par l’agressivité, les contre-vérités et le ressentiment suscités par notre interconnexion croissante – mais un monde que la technologie peut, avec un peu de chance, rendre meilleur.

Ce qui est en jeu, c’est l’avenir d’Internet : son fonctionnement et, surtout, la façon dont il génère de l’argent. Au début des années 2000, le cours des sociétés technologiques a dévissé lorsque la « bulle Internet » a éclaté. On ne jurait que par le Web, mais on a soudain réalisé que personne ne savait comment le financer. La solution adoptée par Facebook et la plupart des acteurs du secteur, à l’exception d’Apple, a été la publicité. On gagnerait le droit de surfer sur Internet au prix d’un déluge d’annonces en ligne. Résultat : un nouveau boom technologique, qui dure toujours, mais aussi une invasion sans précédent de nos vies privées, car la publicité en ligne implique que nos déambulations sur la Toile soient passées au peigne fin. Plus on en sait sur un internaute, mieux on peut cibler les pubs et plus cher elles coûtent. Chacune de nos navigations sur le Web fait l’objet d’une collecte d’informations précises – consultez un site, et vous vous retrouverez pisté lorsque vous passerez sur d’autres.

En 1998, lorsqu’il a rejoint Apple, Cook a clairement indiqué que le respect de la vie privée lui tenait à cœur. Il s’agissait pour lui de « l’une des principales problématiques de ce siècle », avait-il déclaré à ses collaborateurs. À ses yeux, le respect de la vie privée est un droit de l’homme et une liberté fondamentale ; et il n’a cessé de réaffirmer qu’Apple ne collecterait pas les données personnelles de ses utilisateurs. Dans une interview de 2014, il a même durci sa position : « Je pense que tout le monde devrait se poser cette question : comment telle entreprise gagne-t-elle de l’argent ? Suivez l’argent. Et, si une entreprise est financée principalement par la collecte de quantité de données personnelles, je crois que vous avez le droit de vous inquiéter. Et de savoir ce qu’il advient de ces données. » Il a également lancé cet avertissement, désormais rebattu : « Si un service en ligne est gratuit, c’est que vous n’êtes pas le client. Vous êtes le produit. » Peu après, Zuckerberg a rétorqué dans une interview au magazine Time : « Je suis assez agacé de constater que de plus en plus de gens estiment qu’un modèle fondé sur la publicité ne peut pas être en adéquation avec ses clients. Je pense que cette idée est ridicule. Vous croyez, vous, que parce que vous donnez de l’argent à Apple vous êtes en adéquation avec cette entreprise ? Si c’était le cas, ils vendraient leurs produits bien moins cher ! » De plus en plus exaspéré par les remarques de Cook, Zuckerberg a ordonné en 2018 à toute son équipe de direction de ne plus utiliser les iPhones d’Apple et de passer aux appareils Android. Et, depuis, il fait valoir qu’Apple, « du fait de sa position dominante, exerce un contrôle sans précédent sur ce qui se retrouve dans nos téléphones ».

Le plus curieux dans cette querelle, c’est qu’à première vue les deux entreprises n’ont aucune raison de se déclarer la guerre – d’ailleurs, Cook ne considère pas Facebook comme un concurrent, puisque Apple « n’est pas dans le business des réseaux sociaux ». Mais Apple et Facebook ont graduellement empiété sur leurs territoires respectifs. L’iPhone contient des services numériques tels que la messagerie instantanée iMessage, qui fait concurrence à WhatsApp, une application détenue par Facebook. Et Facebook s’est lancé dans la fabrication de matériel informatique avec des produits comme Portal, un système de visioconférence. Les entreprises de la Silicon Valley qui se diversifient en dehors de leur cœur d’activité sont désormais nombreuses. Amazon était initialement un site de vente en ligne, mais, grâce à l’énorme succès d’Amazon Web Services, il est devenu un leader mondial du cloud ­c­omputing, activité bien plus rentable que le commerce de détail. Google n’était jadis qu’un moteur de recherche, mais, via Alphabet, sa société holding, le groupe est désormais propriétaire de YouTube, de Waymo, un fabricant de voitures autonomes, et de DeepMind, une société britannique spécialisée dans l’intelligence artificielle.

La querelle entre Tim et Mark ne porte pourtant pas que sur des questions de diversification. La vraie pomme de discorde, c’est l’affrontement entre le modèle économique de Facebook, fondé sur la publicité, et le contrôle qu’Apple entend exercer sur la diffusion desdites publicités. En 2021, la longue guerre froide entre les deux entreprises a pris un coup de chaud : Cook est passé à l’action en introduisant dans le dernier système d’exploitation des appareils mobiles d’Apple (iPhone et iPad) une fonctionnalité appelée App Tracking Transparency (ATT), qui permet aux utilisateurs de choisir s’ils veulent partager ou non leurs données de navigation avec une application (le navigateur Safari, sur les ordinateurs Apple, comportait déjà une fonctionnalité de ce type). Cette innovation avait été annoncée dès 2010 par des remarques de Steve Jobs. À ses yeux, la solution au problème de la protection de la vie privée était de donner le choix aux utilisateurs : « Je crois que les gens sont intelligents et que certains sont plus enclins que d’autres à partager leurs données. Posez-leur la question. Posez-leur la question à chaque fois. Faites en sorte qu’ils puissent vous dire d’arrêter de leur poser la question s’ils en ont marre. Et dites-leur précisément ce que vous comptez faire de leurs données. » Faisant écho à la voix de son maître, Cook a déclaré qu’ATT « ne vise pas une société en particulier. C’est une question de principe : chaque individu doit pouvoir décider si ses données de navigation sont collectées ou non. C’est aussi simple que ça ». Mais il a ajouté : « Cessons de nous voiler la face quant à notre approche de la technologie. On ne peut plus continuer à considérer que toute interaction est systématiquement positive. » Cette déclaration de Cook visait évidemment Facebook – l’idée selon laquelle « toute interaction est bonne » était pour Zuckerberg ce qui justifiait l’existence des réseaux sociaux. ATT a été déployé fin avril 2021 ; les conséquences pour Facebook n’ont pas tardé à se faire sentir. Selon Flurry Analytics, au cours des premières semaines d’exploitation, 85 % des utilisateurs à travers le monde ont cliqué sur l’option « do not track » [« désactiver le traçage »] lorsqu’elle leur était ­proposée. En Amérique, ce chiffre atteint 94 %. Et cela a un effet immédiat sur les recettes publicitaires. Étonnamment, Cook s’est dit « choqué par la violence des réactions » – principalement celle de Zuckerberg, qui a présenté la chose comme une attaque frontale du modèle économique de Facebook.

Facebook dispose pourtant de puissants arguments contre Apple. Mark Zuckerberg pourrait, par exemple, mettre en avant l’hypocrisie de Tim Cook, qui, dans le cadre de ses activités en Chine, a dû concéder au gouvernement chinois l’accès aux données de ses utilisateurs. Cette critique est certes fondée, mais combien d’entreprises, placées dans une situation similaire, ont eu l’intégrité de refuser de s’implanter en Chine ou de se retirer du marché chinois ? Facebook n’est pas accessible en Chine, mais l’entreprise vend chaque année pour des milliards de dollars d’espaces publicitaires à des annonceurs chinois. En 2010, Google a retiré de Chine une version censurée de son moteur de recherche, tout en lançant secrètement quelques années plus tard le projet Dragonfly, visant à développer un moteur de recherche spécialement conçu pour être compatible avec la censure chinoise. Le développement a été abandonné lorsque l’affaire a fuité et provoqué une levée de boucliers en interne.

L’affirmation selon laquelle ATT nuirait davantage aux petites entreprises qu’aux grandes est davantage recevable – les clients des publicités Facebook sont pour la plupart des petites structures, des entreprises familiales de taille modeste. « En l’absence de publicités personnalisées, a déclaré Facebook à propos d’ATT, nos données montrent que l’annonceur de base risque de voir ses ventes baisser de 60 % par dollar de publicité dépensé. » En outre, Apple utilise Google comme moteur de recherche par défaut sur l’iPhone – Google, qui collecte vos données de navigation autant, sinon plus, que Facebook. Alors pourquoi considérer Google comme un ami et Facebook comme un ennemi ? Enfin, démolir le modèle publicitaire forcera les internautes à payer pour des services qu’ils en sont venus à considérer comme gratuits de plein droit. Ce dernier point est crucial et va bien au-delà de l’aversion mutuelle de Zuckerberg et Cook. La beauté du modèle publicitaire est en effet qu’il camoufle le coût des services Internet. Les utilisateurs sont certes mis à contribution, mais ils paient avec leur attention, soumise à une avalanche de pubs, voire en mettant la main à la poche quand ils achètent les produits suggérés (et donc financent les publicités). Mais l’inscription sur Facebook est gratuite. En revanche, les clients paient les appareils haut de gamme d’Apple au prix fort, et plus encore l’accès aux services Apple de cloud, de télévision et de musique ; mais c’est dans le cadre d’un accord consenti, transparent, chiffrable.

Quoi qu’il en soit, ces questions ont été éclipsées par les récents déboires de Facebook. L’ampleur de la collecte de données opérée par Facebook et sa vulnérabilité aux abus sont apparues brutalement au grand jour en 2018, avec le scandale Cambridge Analytica : on a découvert que cette société spécialisée dans la communication stratégique avait récolté les données de millions d’utilisateurs de Facebook afin de concevoir des publicités ciblées pour la campagne électorale de Donald Trump en 2016. Facebook a été condamné par la FTC [la Commission fédérale du commerce américaine] à une amende de 5 milliards de dollars. Il s’est avéré que la Russie aussi avait utilisé Facebook pour tenter de manipuler les élections américaines. Ces événements ont fait chuter la capitalisation boursière de Facebook de 100 milliards de dollars. An Ugly Truth, paru à l’été 2021, lève le voile sur l’étendue de l’incompétence du management actuel de Facebook. Dans ce livre, Sheera Frenkel et Cecilia Kang se livrent à un implacable réquisitoire contre l’attitude des dirigeants aux plus hauts échelons de l’entreprise, qui ont opté pour une politique de déni, de dédouanement et de dissimulation. L’idéalisme de Zuckerberg s’est mué en une obsession malsaine pour la croissance, ­obsession à laquelle il a tout sacrifié : crédibilité, vérité, sagesse politique et même simple décence. Le livre souligne sa naïveté en matière de management, aux antipodes de la prudence et de la grande expérience de Tim Cook.

Interrogé sur ce que lui inspiraient les récents ennuis de Facebook, Cook a répondu froidement : « Je ne me serais jamais mis dans cette situation-là. » Furieux, Zuckerberg a rétorqué que Cook s’était montré « extrêmement désinvolte » et que ses propos « n’avaient rien à voir avec la vérité ». En privé, il aurait dit à ses collaborateurs qu’il fallait « faire souffrir » Apple. Ce qui a conduit à des extrémités grotesques, notamment lorsque, en 2017, Facebook s’est mis à frayer avec Definers Public Affairs, une agence de communication ancrée à droite et passablement glauque, spécialisée, entre autres, dans les manœuvres visant à discréditer des personnes ou des sociétés. Une de ses initiatives a été de faire courir la rumeur que Tim Cook pourrait être candidat à la présidence américaine en 2020, sans doute dans l’idée de saper les relations courtoises que Cook avait su habilement tisser avec l’administration Trump. D’innombrables articles anti-Apple ont également été propagés. Lorsque The New York Times a dévoilé toute l’opération, Facebook a remercié Definers Public Affairs.

Tout au long de cette période tendue, Facebook a pataugé dans sa façon de se présenter au public. On imagine très bien qu’un boursicoteur lambda puisse discuter avec Cook : il a l’air d’un homme d’affaires classique, austère mais accessible. Mais ce même boursicoteur lambda resterait coi face à Zuckerberg, qui, avec son allure de robot, son expression vide et ses cheveux ras, ressemble à un extraterrestre. D’ailleurs, la conclusion de la plupart des gens, c’est qu’il est bel et bien un robot – et un robot indéniablement coupable de tous les délits imputés à son entreprise.

Pour Kara Swisher – la spécialiste technologie du New York Times qui, en tant que telle, parle régulièrement avec Zuckerberg –, il s’agit d’un malentendu. « Zuckerberg est l’une des personnes les moins cyniques que je connaisse dans la Silicon Valley », affirme-t-elle. Et elle va jusqu’à suggérer qu’il y a chez lui une sorte de pureté intrinsèque : « Quiconque a passé un peu de temps avec lui sait que son immense pouvoir l’inquiète et qu’il réfléchit longuement avant de prendre la moindre décision. Lors de nos innombrables conversations téléphoniques au fil des années – ­souvent tard le soir, un peu comme deux étudiants qui bavarderaient toute la nuit dans leur dortoir universitaire –, il soutenait qu’il faisait confiance à la vaste communauté de Facebook pour éliminer les infâmes foutaises, souvent toxiques, qui se déversaient sur sa plateforme. M. Zuckerberg a foi en la perfecti­bilité de l’homme. » Un commentaire qui peut séduire ou terrifier, selon la culture historique de chacun : plus on connaît l’histoire, plus on le trouve effrayant. « Zucker­berg ne semble jamais mû par un instinct primaire », insiste Kara Swisher.

Vous pouvez me prendre pour un idiot, mais je pressens qu’il y a là une part de vérité. Zuckerberg s’accroche sans doute aveuglément à sa conviction que connecter les gens les uns aux autres est fondamentalement une bonne chose, même si le monde regorge d’individus peu recommandables. C’est une question de foi, pas de raison – et la foi n’est pas chose mauvaise en soi.

Mais elle peut l’être. La carrière de Zuckerberg – brillant codeur qui a abandonné Harvard pour lancer une entreprise devenue un géant des réseaux sociaux – est une sorte de rêve d’étudiant fondé sur l’idée qu’il était plus intelligent que ses professeurs. Une idée si dangereusement séduisante que Scott Galloway, professeur de marketing à la Stern School of Business de New York, met désormais en garde ses étudiants, dont certains sont manifestement la proie de cette redoutable illusion : « Partez du principe que vous n’êtes pas Mark Zuckerberg. » Et d’ajouter sur Twitter : « Zuckerberg a perverti nos élections, sapé le moral des ados et appauvri le débat public. »

Tim Cook est plus difficile à cerner. Le parcours professionnel de Zuckerberg – Harvard, puis Facebook – ne lui a pas permis de multiplier les expériences, tandis que Cook a toujours été en prise avec le réel. Né en 1960 à Mobile, en Alabama, dans une famille de la classe ouvrière, il a fait des études d’ingénieur et d’administration des affaires. Il a travaillé dans l’informatique et s’est hissé jusqu’au poste de vice-président chez Compaq, qu’il n’a occupé que six mois. Steve Jobs lui a fait une offre et, au mépris du bon sens, Cook l’a acceptée (« J’ai obéi à mon intuition, pas à l’hémisphère gauche de mon cerveau »). Il a pris la tête d’Apple en 2011, six semaines avant la mort de Steve Jobs. Autour de lui, tout le monde était sceptique – un simple businessman qui succède au plus formidable, au plus éblouissant artiste de la technologie ! Mais son succès a été époustouflant, principalement parce qu’il n’a pas essayé d’être Jobs. En s’attaquant à tous les détails ennuyeux de la diplomatie, de la gestion du personnel et de la stratégie commerciale, Tim Cook a fait d’Apple la société la plus valorisée sur le marché. Sa capitalisation est désormais supérieure au PIB de l’Espagne.

Ce genre de tour de force n’est pas à la portée d’un grand artiste, ni d’un idéaliste qui a abandonné ses études à Harvard. Mais d’un moraliste – et c’est exactement ce que Cook semble être. Il est gay – ce qui n’a pas dû être facile dans l’Alabama des années 1970 – et a un sens aigu des droits des minorités. Il a rudoyé de gros actionnaires qui s’opposaient à sa volonté de rendre la technologie Apple accessible aux aveugles et aux handicapés ; et il a dit à d’autres qu’ils n’avaient qu’à « sortir du capital » s’ils n’étaient pas d’accord avec la position de l’entreprise sur le changement climatique (en juillet 2020, Cook a promis qu’Apple serait 100 % neutre en carbone d’ici à 2030). Dans une tribune publiée par le Washington Post en 2015, Cook a également attaqué la « loi sur la liberté religieuse » adoptée dans plusieurs États, dont l’Indiana et l’Arkansas, qu’il considère comme source potentielle de discrimination contre les personnes LGBT 1. « Cette loi légitime l’injustice », écrit-il. On distingue aussi un soupçon de moralisme dans ses attaques contre Facebook. Il estime que nos sociétés traversent une « crise de la vie privée » et que nous sommes sans cesse incités à livrer nos données personnelles, qui sont ensuite revendues aux annonceurs. De ce fait, les réseaux sociaux basés sur un modèle publicitaire, sont malhonnêtes.

Pour répondre à ces accusations, Zuckerberg l’idéaliste a dû descendre de sa tour d’ivoire. C’est lorsqu’il souligne le contrôle qu’exerce Apple sur son environnement qu’il est le plus convaincant. L’iPhone n’est pas, comme on pourrait le croire, un outil qui donne accès au monde en toute neutralité. Apple régente ce qu’on peut ou ne peut pas faire en sélectionnant les applications disponibles – c’est le fameux « contrôle sans précédent » évoqué par Zuckerberg. Cette mainmise, combinée aux attaques de Cook, aurait incité Facebook à envisager une action antitrust contre Apple. « Comme nous l’avons dit et répété, a déclaré la porte-parole de Facebook, Ashley Zandy, aux journalistes en janvier 2021, nous estimons que, en utilisant son contrôle sur l’App Store pour accroître ses profits au détriment des développeurs d’applications et des petites entreprises, Apple se comporte de façon anticoncurrentielle. » Epic Games, l’éditeur du jeu Fortnite, poursuit d’ailleurs Apple en justice au motif que l’entreprise – qui prélève une commission de 30 % sur chaque transaction passée via l’App Store – fonctionne comme un monopole.

Le mot « antitrust » révèle l’existence de deux tabous dans ce débat. La législation antitrust est mal vue depuis des décennies, sans doute parce que l’on croit à tort qu’elle procède d’une vision anticapitaliste hostile à la liberté du marché. En fait, comme l’ont montré les démantèlements de Standard Oil en 1911 et de l’opérateur télécoms AT&T en 1982, la destruction des monopoles est essentielle au maintien de la liberté du marché. Aujourd’hui, face à l’ascension apparemment implacable des grandes entreprises technologiques, on perçoit des signes du retour en grâce de l’antitrust. Apple et Facebook sont deux cibles potentielles : on pourrait arguer que ces sociétés ont des pratiques anticoncurrentielles qui pénalisent le consommateur, Apple en gardant la mainmise sur l’App Store et Facebook en rachetant ses concurrents potentiels (tels WhatsApp et Instagram) pour les neutraliser. Le tabou qui règne autour de l’antitrust s’est renforcé récemment avec la nomination par Joe Biden de Lina Khan à la présidence de la FTC. Elle est jeune (32 ans) et sérieusement préoccupée par l’expansion des monopoles, notamment dans la Silicon Valley. En 2017, elle avait introduit un changement dans le climat des affaires en mettant le démantèlement des monopoles au cœur du débat politique, grâce à un article publié par le Yale Law Journal et intitulé « Le paradoxe antitrust d’Amazon ».

Quant au second tabou, il s’agit de la section 230 du Communications Decency Act, un texte adopté par le Congrès en 1996, qui règlemente le contenu d’Internet. Cette loi stipule qu’« aucun fournisseur ou utilisateur d’un service informatique interactif ne doit être considéré comme l’éditeur ou le diffuseur d’une information provenant d’un autre fournisseur de contenu ». Si l’on est diffamé dans un journal, on peut poursuivre en justice le diffamateur et le journal ; mais, en vertu de cette loi, si l’on se trouve diffamé sur Facebook, on peut poursuivre le diffamateur mais pas Facebook. Sans cette loi, Facebook n’existerait pas, ou du moins pas sous sa forme actuelle. Or c’est une loi absurde, parce qu’elle permet aux entreprises de réseaux sociaux de ne pas être considérées comme des éditeurs de contenu, bien que manifestement elles le soient : elles diffusent des messages à des millions de personnes et les conservent peu ou prou pour toujours. Cette loi avantage injustement les réseaux sociaux par rapport aux autres médias. Leur responsabilité quant au contenu qui circule sur leur plateforme se trouve maintenant au cœur du débat. Suite à des scandales comme celui de Cambridge Analytica, la plupart des gens pensent désormais que les réseaux sociaux devraient être tenus pour responsables de leur contenu au même titre que les éditeurs traditionnels. Or cela menacerait l’existence même de Facebook, voire celle d’Apple. Rien d’étonnant, donc, à ce que Cook ait déclaré : « Je pense que le temps est venu de revoir la section 230. Mais je ne sais pas quelle serait la meilleure façon de le faire. »

Tout cela commence à ressembler à une « guerre sans fin », comme celle d’Afghanistan. Mais comment savoir ce qu’il y a dans la tête de ces deux hommes ? Zuckerberg est-il un véritable idéaliste, un brin naïf, ou un gosse de riche avide et hargneux ? Cook est-il un moraliste sincère ou n’est-ce qu’une façade pour mieux contrer la concurrence ? Je ne sais pas – et peut-être que, après s’être si longtemps identifiés à leurs cultures respectives, eux-mêmes ne le savent pas non plus. Mais les réponses à ces questions n’ont pas tant d’importance. Cook et Zuckerberg, comme nous tous, ne font que passer. Ce qui compte, c’est le monde qu’ils laisseront derrière eux. S’agira-t-il d’un monde asservi ou libéré par la technologie ? Le voilà, le vrai sujet de discussion pour les promenades à travers les vergers d’abricotiers de la Silicon Valley.

— Bryan Appleyard est un journaliste et auteur britannique, actuellement éditorialiste pour The Sunday Times.
— Cet article est paru dans New Statesman le 14 juillet 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

[post_title] => Facebook et Apple : la pomme de discorde [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => facebook-et-apple-la-pomme-de-discorde [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:40:46 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:40:46 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=110926 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )