La tentation autocratique


© Peter Dench / Getty

À Moscou, pendant la Coupe du monde de football 2018. Pour se maintenir au pouvoir encore longtemps, Poutine peut miser sur la fragilité de la tradition démocratique en Russie.

À en croire le Dictionnaire ­historique de la langue française, le mot « autocrate » était à l’origine employé dans un sens restrictif issu du grec ancien : « la personne qui exerce un pouvoir ­absolu et qui ne détient ce pouvoir que d’elle-même ».

Il s’agit d’un personnage fictif, car aucun pouvoir n’est absolu, et, même lorsque le dictateur se fait tyran, il ne détient pas son pouvoir entièrement de lui-même, du moins à l’origine.

Le mot « autocratie » désigne aujour­d’hui valablement les régimes autoritaires fermés, qui n’acceptent pas d’être contestés par les urnes ou d’autres moyens. Mais cette catégorie comporte elle-même des variations. La Corée du Nord et la Chine n’ont pas le même ­système politique.

Nous nous intéressons dans ce dossier à une autre catégorie, en plein essor dans le monde : celle de régimes mixtes, ­hybrides, dans lesquels une autocratie, personnelle ou institutionnelle, s’accommode d’élections plus ou moins pluralistes et d’autres attributs habituellement associés aux démocraties. Ces autocraties électives concernent plus de la moitié de la planète et nourrissent les aspirations de nombreux partis et politiciens au sein des vieilles démocraties. Donald Trump est l’exemple le plus patent de ces aspirants autocrates. Qu’il ait pu être élu à la surprise générale à la tête de l’État le plus puissant du monde, qui est aussi la plus vieille démocratie, témoigne d’une évolution de grande ampleur.

Dans les années 1980 et plus encore dans la décennie suivante, après la chute de l’URSS, il semblait aller de soi que le régime démocratique allait peu à peu s’imposer dans la majorité des pays. Il a fallu déchanter. Aux avancées ont succédé maints retours en arrière et, depuis 2006, la régression est constante. Les experts se perdent en conjectures pour expliquer ce renversement de tendance. L’un des arguments les plus solides porte sur les craintes suscitées par la mondialisation, source de transformations socio-économiques et surtout culturelles très rapides.

Si l’on se penche sur les événements les plus récents, 2020 verra peut-être la non-réelection de Trump et la chute de la dictature biélorusse. Mais les autres dictatures se portent bien (Chine) ou résistent efficacement (Venezuela, Congo, Kazakhstan…) et les évolutions régressives sont nombreuses.

En Amérique latine, on l’observe au Brésil, au Mexique, au Salvador et, dans une moindre mesure, au Pérou, au Guatemala, en Équateur et en Bolivie. En Europe, c’est le cas en Hongrie, en Pologne, en Turquie, en Serbie et, bien sûr, en Russie. En Afrique, on le constate en Zambie, en Tanzanie, au Kenya, en Ouganda, au Togo et au Mali, entre autres. En Asie : en Inde, au Sri Lanka, en Thaïlande, en Malaisie, en Birmanie, aux Philippines, en Indonésie et, à présent, à Hong Kong. Dans bien des cas, la pandémie de Covid-19 a servi de prétexte pour serrer la vis.

L’Inde constitue un exemple frappant. La démocratie la plus peuplée du monde continue d’être classée par l’ONG américaine Freedom House parmi les pays « libres ». En Asie continentale, c’est la grosse exception qui confirme la règle. Est-ce justifié ? Freedom House souligne elle-même le caractère tout relatif de son appellation « libre » en consacrant dans son rapport 2020 une page aux principales atteintes aux droits démocratiques commises par le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi en 2019 : blocage de l’accès à Internet, répression de manifestations, harcèlement et intimidation de journalistes, d’universitaires et autres personnes qui traitent de sujets sensibles.

Narendra Modi fait partie du club des autocrates élus les plus en vue, avec Jair Bolsonaro au Brésil, Andrés Manuel López Obrador au Mexique, Rodrigo Duterte aux Philippines, Viktor Orbán en Hongrie, Recep Tayyip Erdoğan en Turquie, Andrzej Duda en Pologne, Benyamin Netanyahou en Israël et, bien sûr, Vladimir Poutine. Ils se reconnaissent et s’apprécient, même lorsque leurs intérêts divergent. Mais c’est la partie émergée de l’iceberg.

Si les autocraties électives ont fait leurs preuves, c’est que des élections bien menées, même faussées, contribuent à légitimer un pouvoir, auprès des masses mais aussi des élites nationales et internationales. Le phénomène n’est pas nouveau : pensons à Napoléon III, à Perón, à de Gaulle. Ce qui est nouveau, c’est leur nombre.

Cela a de quoi déconcerter : partout, le niveau d’études a beaucoup progressé, facteur souvent associé à l’enracinement des valeurs démocratiques. Or c’est le contraire qui se produit. Même en ­Europe. Dans un livre récent, Yan Xuetong, qui dirige le département de relations internationales à l’université Tsinghua de Pékin, observe malicieusement que moins du tiers des jeunes Européens placent la démocratie parmi « les cinq valeurs auxquelles ils sont le plus attachés ». Aux États-Unis, l’élévation du niveau d’instruction ne semble pas avoir contribué à réduire le degré d’ignorance de l’électeur moyen sur les sujets d’intérêt général ; un point de vue que défend enquêtes à l’appui le juriste Ilya Somin dans un livre intitulé « Démo­cratie et ignorance politique ». Un peu partout, la hausse du taux ­d’abstention témoigne d’une désaffection mais aussi d’une défiance à l’égard de la politique.

La désaffection est curieusement palpable même au sein des médias et chez les intellectuels. Comme l’observe David Bromwich, professeur à Yale, contrairement à l’impact produit dans les années 1970 par la fuite des Pentagon Papers, des documents détaillant l’implication des États-Unis au Vietnam, les Afghanistan Papers, divulgués récemment par The Washington Post, qui décrivent dix-huit années d’absurde gâchis, n’ont pas fait lever un sourcil. « L’indifférence est devenue la règle », écrit-il.

Dans un livre paru en 2017, Stephan Haggard, de l’Université de Californie, et Robert Kaufman, de l’université Rutgers, croient pouvoir incriminer un « syndrome de faiblesse démocratique ». On voit même certains intellectuels, pas seulement de droite, prendre position « contre la démocratie » – titre d’un livre de Jason Brennan. Ce professeur de philosophie politique de l’université de Georgetown appelle à limiter le pouvoir politique que les ignorants et les incompétents exercent sur les autres. « Retirer le droit de vote à 80 % des électeurs blancs pourrait être exactement ce dont les Noirs pauvres ont besoin », écrit-il. Ce qui est sûr, c’est que les autocrates élus, aujourd’hui comme hier, excellent dans l’art de tirer profit de l’ignorance des masses. Internet aidant, les techniques de manipulation des esprits se développent.

Il est tentant de généraliser mais, en raison des différences de contexte, l’exercice trouve vite ses limites. Témoin les trois principaux articles de ce dossier : pour stimulantes qu’elles soient, les comparaisons tournent court, que ce soit entre Trump et Orbán, entre Trump et Poutine ou même entre López Obrador et Chávez. López Obrador admire Trump, qui embrasse Netanyahou, se fait donner une sérénade par Duterte et dit admirer Xi Jinping, mais chacun est chez soi.

Et l’avenir peut réserver de bonnes surprises. Si Trump n’est pas réélu, on vantera les capacités de résilience de la démocratie américaine. En cette année 2020, Duda et Netanyahou auraient pu ne pas être réélus et seraient aujourd’hui écartés du pouvoir. En Italie, Matteo Salvini a mordu la poussière. Enfin, gardons-nous de tout angélisme démocratique. Un autocrate, même non élu, n’est pas forcément le diable. Pensons à Hadrien, à Chah Djahan…

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