L’islam contre ses démons

Le monde islamique est beaucoup plus divers qu’on le croit en général.
Mais les débats engagés par les réformateurs progressistes ne touchent pas le cœur des pays musulmans.


Zaouia de Sidi-Saheb, Gigi Sorrentino
Pourquoi l’islam n’a-t-il pas connu de mouvement de réforme, contrairement à ses religions sœurs, le christianisme et le judaïsme ? La question peut sembler fondée. Pourtant, ceux qui la posent oublient le plus souvent que, pour le christianisme du moins, la réforme fut un long et douloureux processus. Ils ont tendance à négliger ses épisodes sanglants, ainsi que les débats complexes sur la doctrine, préférant penser au résultat : la situation dans laquelle vivent aujourd’hui les Occidentaux, que le philosophe marocain Abdou Filali-Ansary décrit à juste titre comme un état de « désenchantement » à l’égard du dogme religieux, au profit de ses principes éthiques sous-jacents [1]. Si bien que « la foi devient une question de choix individuel et d’engagement, non une obligation imposée à la communauté ». C’est évidemment autant le produit de la revolution des Lumières que de la Réforme. Ceux qui connaissent l’histoire de l’islam ont encore plus de raisons de trouver la question déroutante. Depuis sa naissance voilà quatorze siècles, l’islam a connu des réformes en cascade. Comme les autres religions, il s’est scindé en une myriade de sectes et sous-sectes prétendant chacune incarner la version véritablement réformée de la foi. La plus importante de ces divisions a conduit au clivage entre sunnites et chiites. Bien qu’elle trouve ses origines dans le conflit qui a marqué la succession du prophète Mahomet, cette scission prit vite des dimensions doctrinales de plus en plus difficiles à trancher. Mais, tandis que le chiisme continua jusqu’au XIXe siècle à produire des rameaux ésotériques (tels que les alaouites en Syrie ou les bahaïs en Iran), la branche sunnite, beaucoup plus importante, a préservé une unité de surface, même si des factions concurrentes s’y sont périodiquement réclamées d’une foi plus pure que celle de leurs rivales. Au sein de l’islam sunnite, les réformateurs ont toujours choisi entre deux voies distinctes. Les adeptes de la première peuvent êtres décrits comme des littéralistes, en ce sens qu’ils prônent un retour à la lettre des textes fondateurs de l’islam, à savoir le Coran, les hadith – ou paroles attribuées au Prophète – et la sunna – les actes rapportés du Prophète. L’autre tendance pourrait être qualifiée de proto-humaniste car ses tenants ont cherché à se libérer des textes, les réinterprétant ou les épurant à la recherche d’une essence présumée, jugée plus à même de répondre aux besoins temporels ou spirituels.  

L’exercice de la raison

De telles tentatives de réforme, fondées sur une interprétation plus souple des textes, se sont souvent révélées superficielles et éphémères. Le mutazilisme, un courant de pensée présent en Irak aux VIIIe et IXe siècles, en est un bon exemple. Défendant le libre-arbitre, l’exercice de la raison et la nécessité de comprendre le Coran dans son contexte historique originel, ses idées furent finalement rejetées pour hérésie par le courant dominant de l’islam. Les méthodes analytiques des mutazilites conservèrent néanmoins de l’influence, tout comme la pensée d’autres philosophes musulmans inspirés par la pensée grecque, tels Avicenne ou Averroès – dont les idées libérales connurent néanmoins le même sort final, essuyant le rejet d’écoles orthodoxes plus puissantes [2]. Le soufisme, qui accorde la primauté au contenu spirituel sur la forme rituelle, fut un exemple précoce mais durable de ces velléités de faire prévaloir l’appréciation individuelle de la foi sur les normes légalistes [3]. Séduisant davantage les élites que les masses, ne disposant ni d’un programme défini, ni d’un leadership cohérent, ces courants réformistes n’ont jamais pu prendre la main sur le plan politique, la seule chose qui leur aurait permis de se renforcer. Néanmoins, subtilement, leur scepticisme défia périodiquement la rigidité de l’islam institutionnel. Cette influence s’est manifestée par exemple dans les mœurs éclairées de l’Espagne musulmane, dans la relative tolérance observée à l’endroit des sujets non musulmans par les Turcs ottomans, ou dans la nature subversive d’une littérature arabe médiévale aussi espiègle que grivoise. Les variantes les plus souples et les plus éclectiques de la foi pratiquée aujourd’hui en des endroits comme l’Indonésie, l’Afrique de l’Ouest ou les principales villes du Moyen-Orient portent aussi la marque d’une foi plus ouverte sur l’extérieur. Malgré tout, la « réforme » dans l’islam a le plus souvent emprunté l’autre direction, celle de la réaffirmation de la primauté des textes fondateurs et des premiers théologiens sur les interprétations ou les apports ultérieurs. Ce littéralisme atavique tire une force particulière du fait que le Coran lui-même est généralement considéré par les musulmans comme la Parole inaltérée de Dieu. Accuser autrui d’avoir dévié des commandements clairs de Dieu est donc un puissant instrument politique. En même temps, le retour au modèle historique de l’islam des origines oblige à refondre la foi en une force agressive et expansionniste devant lutter pour sa survie au milieu d’un océan d’ennemis, qu’il s’agisse d’infidèles ou de musulmans « hypocrites ». Aux différents moments où la foi a semblé menacée, comme ce fut le cas lors des terribles invasions mongoles des XIIIe et XVe siècles, cette vision du monde fut adoptée presque instinctivement.  

Par l’épée et par le livre

Les réformateurs puritains ont constamment utilisé ces deux armes – l’épée et le livre, pour ainsi dire – afin de lancer des mouvements jihadistes ; ainsi les dynasties almoravide et almohade qui s’emparèrent du Maroc et de l’Espagne entre le XIe et le XIIIe siècle, ou la dynastie fondée par Saladin, qui a non seulement défait les croisés chrétiens, mais a aussi débarrassé l’Égypte et le Levant de l’influence chiite. Exemples auxquels on pourrait ajouter la dynastie wahhabite, qui vit le jour en Arabie centrale à la fin du XVIIIe siècle et exerce toujours le pouvoir en Arabie Saoudite, et les talibans en Afghanistan. Les purges périodiques opérées par ces divers mouvements ont eu pour effet de réduire le canon sunnite à un petit échantillon de sources et d’interprétations. Pour reprendre une expression arabe, ils ont « fermé la porte de l’‘ijtihâd’ », ou raisonnement spéculatif, permettant aux savants traditionalistes d’énoncer une vision utopique de l’islam comme système clos n’attendant plus qu’à être appliqué à la lettre par un souverain juste. En d’autres termes, ce type de « réforme » a constamment entraîné la foi dans une impasse philosophique. Alors que l’islam est désormais entré dans son quinzième siècle d’existence, il est à nouveau dans un état d’effervescence inhabituelle. Ses prétendus réformateurs poussent derechef dans des directions opposées. Sur le très grand échiquier de l’islam, on retrouve le sempiternel clivage entre humanistes et littéralistes, ou, pour dépeindre cette rivalité d’après la terminologie plus actuelle de l’historien hollandais Rudolph Peters, entre ceux qui voudraient subordonner l’islam au « progrès », et ceux qui souhaiteraient soumettre le progrès à l’« islam [4] ». L’usage des guillemets est de mise, car l’étendue même du spectre islamique rend difficile l’adoption d’un vocabulaire commun. Dans le sillage d’un âge impérialiste qui vit neuf musulmans sur dix tomber sous le joug d’un pouvoir non musulman, les vieilles significations se sont égarées en territoire neuf et les nouvelles réalités ont altéré la compréhension de concepts que de nombreux musulmans (et beaucoup trop de chercheurs occidentaux) considèrent comme figés. En particulier, l’imposition fréquente d’idées politiques occidentales – comme la « démocratie » ou la « république » – sur une terminologie islamique a créé une sorte de verbiage se prêtant facilement au contresens. Dans le même temps, le cadre politique dans lequel évolue aujourd’hui l’islam a favorisé une certaine surchauffe du débat. Pour poser le problème simplement, le monde apparaît plutôt menaçant aux musulmans. Ce n’est pas simplement la question de l’héritage colonial, ou du combat se déroulant sur ce que Samuel Huntington a qualifié de « frontières sanglantes » de l’islam – luttes considérées par la plupart des musulmans comme des conflits de libération en des endroits tels que le Cachemire, la Tchétchénie, la Bosnie, la Palestine, et certains ajouteraient désormais l’Irak [5]. À l’image de plus petites communautés religieuses qui se sont repliées sur elles-mêmes, l’islam traditionnel se sent menacé de mort par une culture globale dominante qui affiche son hédonisme et son irrévérence avec ostentation. La peur étant un thème fécond pour les hommes politiques, la vie politique musulmane finit par être dominée par la rhétorique de la résistance, ses manifestations allant des opérations martyres auréolées de romanesque au port subversif du voile. À en croire Mohamed Charfi, un progressiste tunisien, les systèmes éducatifs musulmans tendent aujourd’hui à présenter l’islam comme « irréductiblement opposé à d’autres modes d’identification personnelle ou d’autres formes d’organisation sociale et politique, et dictant certaines attitudes spécifiques sur les questions politiques ou sociales [6] ». L’islam est devenu autant un « -isme » qu’une foi religieuse.  

Mais qu’est-ce que la charia ?

Pourtant, ce nouveau discours islamiste intransigeant repose pour une large part sur des bases fragiles. La notion d’État islamique, par exemple, est devenue en quelque sorte une pierre angulaire pour les mouvements qui placent l’islam au centre de l’identité politique, tels que les Frères musulmans d’Égypte ou les partisans du khomeynisme en Iran. Mais, comme le souligne Carl Ernst dans « En suivant Mahomet », son introduction sérieuse et équilibrée à l’islam contemporain, le simple usage d’une formule ne résout pas la question de savoir s’il revient à l’islam de définir l’État, ou s’il revient à l’État de définir l’islam. De l’expérience révolutionnaire iranienne, Ernst conclut que, dans les faits, c’est un petit groupe de savants conservateurs non élus qui décide ce qui doit être « islamique » dans l’État iranien. De façon similaire, les partisans d’un islam politiquement puissant affirment généralement que l’application de la loi islamique, ou charia, devrait définir l’État islamique. Mais il existe un désaccord sur la signification même du terme de charia. Nombre d’islamistes, peut-être involontairement influencés par les modèles juridiques européens, semblent penser qu’il s’agit d’une sorte de règlement complet, assez semblable au Code Napoléon. Mais la charia n’a jamais été un système exhaustif. Elle suggère simplement une « voie », un chemin par lequel on s’efforce d’accomplir la volonté de Dieu telle qu’elle est interprétée par des savants qui puisent au moins à cinq écoles de jurisprudence différentes. Considérer la charia comme la solution unique aux problèmes de la modernité contient une dangereuse dose d’amnésie. Avant même qu’ils soient colonisés par les puissances européennes, des pays musulmans tels que la Tunisie et l’Égypte avaient librement décidé d’adopter des lois de type occidental, reconnaissant le besoin de prévisibilité juridique du monde moderne. Comme le font aujourd’hui la plupart des pays musulmans, ils limitèrent la portée de la charia aux quelques questions traitées par des injonctions coraniques précises, comme le droit de succession. Et puis il y a ceux, tel le juge égyptien Mohamed Saïd al-Ashmawi, qui affirment que la charia devrait simplement être comprise comme toute loi élaborée par des musulmans [7]. Le jihad est devenu un concept tout aussi controversé. D’après la définition pertinente du professeur Ernst, le mot signifie simplement une quête de la vertu, et c’est certainement en ce sens que tous les musulmans, à l’exception d’une minorité, pratiquent le jihad. Le terrorisme au nom de l’islam a inévitablement rendu le mot effrayant aux yeux des non-musulmans. Pourtant, l’idée selon laquelle le jihad est synonyme de guerre sainte n’a pas seulement contaminé l’entendement occidental, mais aussi certains courants de pensée musulmans. Des sites Web militants aux noms évocateurs de « Azf al Rusas » (« Le chant des balles ») répandent l’idée que combattre l’infidèle est l’un des principaux devoirs de chaque musulman, à l’exclusion de presque tous les autres. Et des leaders comme Oussama Ben Laden ont réussi à transformer cette interprétation du jihad en une version particulièrement violente du mystère de la Passion.  

Populismes religieux

Le vocabulaire des islamistes ne se réduit évidemment pas à ces quelques mots, mais cette sélection offre un aperçu de la complexité que revêt toute velléité de modernisation. Le commun des musulmans pratiquants, convaincus que leur foi est bonne et juste, ne sont d’ailleurs guère conscients de ces difficultés. L’idée, chère aux Occidentaux et aux musulmans occidentalisés, que l’islam souffre aujourd’hui d’une « maladie » – pour emprunter l’expression du penseur franco-tunisien Abdelwahab Meddeb – ou qu’il a besoin d’être soigné ne traverse tout simplement pas l’esprit des fidèles pieux [8]. Il est vrai qu’une fois débarrassé de sa coloration politique contemporaine, le populisme religieux qui balaye le monde musulman n’est pas sans rappeler certains phénomènes de l’histoire occidentale. Par exemple, le second Grand Réveil américain du début du XIXe siècle fut l’occasion de fervents rassemblements « revivalistes » pas si éloignés des prières de masse aujourd’hui courantes dans le monde musulman. Les évangélistes vedettes, avec leur barbe fournie, leur voix tremblotante et leurs yeux perçants, ressemblaient à ces cheikhs cathodiques dont les sermons occupent 40 % du temps d’antenne en Arabie Saoudite. Cette piété ostentatoire était devenue la norme dans la majeure partie des États-Unis. À la manière des censeurs de Riyad qui scrutent aujourd’hui les magazines importés, les dames collet monté du Cincinnati des années 1820 n’hésitaient pas à recouvrir de peinture une publicité pour une roseraie sous prétexte que la jeune fille y figurant un bouquet à la main laissait apparaître ses chevilles dénudées. Et les sociétés de missionnaires chrétiens n’étaient pas si différentes des fondations saoudiennes qui prétendent de nos jours parrainer l’appel à Dieu. Même les aventures malencontreuses de certains revivalistes américains, telle que la brève mais sanglante guerre sainte contre l’esclavage de John Brown, souffrirent de la même ferveur vouée à l’échec que l’extrémisme jihadiste d’aujourd’hui [9]. Et de la même façon que l’exposition des excès de la morale chrétienne – pensons à La Lettre écarlate [10], par exemple – poussa nombre de croyants à remettre en question leur foi, les horreurs commises au nom de l’islam par certains musulmans viennent de nouveau semer le doute chez leurs coreligionnaires. Tel est donc l’arrière-plan du débat actuel sur la réforme en islam, débat qui pourrait bien ne faire que commencer, comme le remarque de façon alarmante Graham Fuller, un ancien analyste de la CIA dont l’excellente étude sur l’islam politique ne verse ni dans le cliché, ni dans l’apologie [11]. Pour clarifier la palette réformiste, on peut identifier d’un côté l’intolérance délirante d’al-Qaïda et, à l’extrême opposé, un nombre croissant de musulmans qui remettent en question et parfois rejettent les principes fondamentaux de la foi. La grande majorité des musulmans se tiennent au milieu, gagnés par un malaise croissant, rebutés par la violence de certains de leurs coreligionnaires, mais effrayés aussi à l’idée de voir l’islam se dissoudre dans un mélange de folklore résiduel et de croyance personnelle (comme on pourrait le dire de la foi de bien des chrétiens de nom). Il peut paraître curieux de classer un groupe terroriste parmi les mouvements réformistes, mais la refondation radicale de la foi est bien l’objectif implicite de Ben Laden et de ses disciples. Les coups portés à l’Amérique et ses alliés ne sont guère qu’une tactique, destinée à provoquer un retour de bâton assez puissant pour alerter les musulmans sur la supposée réalité de leur malheur, et ainsi les rallier à une entreprise d’élimation de la foi de tout ce qui est étranger à son essence. Favoriser un choc de civilisations n’est donc qu’une première étape. Le plus délicat, pour les radicaux, est de convaincre leurs frères musulmans de rejeter sans compromis le monde moderne (et son cortège d’aberrations comme la démocratie), faire tomber leurs propres gouvernements insidieusement complices de la sécularisation, et reprendre le chemin de la pureté. C’est la dernière partie de ce projet que Ben Laden partage avec une tendance radicale et réactionnaire plus large, que l’on qualifie parfois de salafiste (d’après l’arabe salaf, qui signifie aïeux, donc le retour à l’islam des pères fondateurs).  

Le déclin des ultras

La destination politique imaginaire de ce chemin est la refondation d’un califat panislamique, tel qu’il exista pendant quelques courtes années après la mort du Prophète. (La question de savoir qui doit remplir la fonction de calife a été habilement laissée dans le flou par Ben Laden et les autres ultraradicaux.) La réalisation de ce projet passerait par l’élimination d’impuretés telles que le chiisme, le soufisme, etc., et l’imposition d’une identification supranationale, tribale, avec l’islam. S’agissant du comportement personnel, les ultraradicaux aimeraient voir la version salafiste de l’islam appliquée sous une forme détaillée et prescriptive. Les voleurs auraient la main coupée et les coupables d’adultère seraient lapidés. Mais un maquis de règles de moindre importance viserait aussi à tout régenter, depuis la manière de saluer un infidèle (le musulman peut répondre à ses salutations, mais ne doit jamais adresser les siennes en premier) jusqu’à la façon d’enterrer les morts (dans des tombes anonymes). Ce programme de la réforme a rencontré un certain succès. Des groupes de même sensibilité, souvent versés dans le jihadisme violent, ont essaimé de l’Algérie aux Philippines. Ils se sont révélés particulièrement puissants dans des zones de conflit telles que le triangle sunnite irakien ou la frontière nord-ouest du Pakistan. Pourtant, dans les endroits où leur appel au combat a trouvé un certain écho, le recrutement a rapidement chuté devant la barbarie de leurs méthodes et, plus récemment, l’utopisme radical de leurs visées. Des pays tels que l’Algérie ou l’Égypte ont déjà subi les coups du militantisme extrémiste à des degrés divers au cours de leur histoire. L’expérience fut brutale, et bien qu’une certaine forme de violence y persiste encore, il ne s’agit plus là d’un danger mortel pour ces sociétés exsangues. Même en Arabie Saoudite, où les membres de l’élite dirigeante conservent des liens étroits avec le salafisme, on observe une vague croissante d’hostilité envers leurs excès de zèle. L’influence la plus durable de ces radicaux se donne peut-être à voir dans la virulence grandissante de leurs propos et leur volonté acharnée de marquer une identité musulmane distincte. Par exemple, même les imams salariés par le gouvernement saoudien ont pris l’habitude de parler de l’Amérique comme de « l’ennemi ». Malgré tout, ce ne sont peut-être là que des réflexes passés de mode. Plus proche d’un centre musulman, on retrouve ceux qui font usage de la rhétorique fondamentaliste (la notion d’État islamique, la « résistance » à ce qui est perçu comme l’hégémonie occidentale) pour atteindre des objectifs plus réalistes. Il s’agit d’un courant très large qui a réussi à susciter un activisme populaire dans de nombreux pays. Il englobe une grande partie du clergé officiel, qui y voit un moyen de recouvrer son prestige perdu, mais également des intellectuels de gauche égarés : ces professionnels de l’opposition ont trouvé dans l’islamisme un refuge néoconservateur. Il inclut encore les partis politiques islamistes dominants tels que les Frères musulmans d’Égypte, ou les partis islamistes de la « réforme » au Maroc, en Algérie et au Yémen. En général, la réforme voulue par ces courants fondamentalistes-centristes tient moins à la refondation de la doctrine religieuse ou au renversement des gouvernements qu’à l’imposition de formes « islamiques » sur des structures déjà existantes. Ce sont ces groupes qui parlent d’« islamiser » l’économie, la gouvernance, l’éducation, la culture, etc. Les islamistes du Koweït, par exemple, sont parvenus à instaurer une séparation des sexes à l’université d’État. Dans un registre moins contraignant, des institutions financières musulmanes offrent désormais une gamme variée de solutions dites « islamiques » en matière d’épargne, de prêt et d’investissement. Les fondamentalistes centristes affirment qu’ils souhaitent la démocratie, mais dans un cadre qui protège les valeurs islamiques. En filigrane, une idée vague selon laquelle l’islam n’est pas une foi, mais un système social qui englobe tout. Il ne lui manque qu’un moyen de parvenir au pouvoir. Certains observateurs occidentaux créditent ce courant de vouloir moderniser l’islam. D’après Raymond Baker, l’authenticité culturelle de ceux qu’il appelle les « nouveaux islamistes » et leur relative modération politique font d’eux les porteurs de la nouvelle vague musulmane. Pourtant, le livre de Baker lui-même, « L’islam sans peur », qui se focalise sur le courant centriste de l’islamisme égyptien, ne fait pour l’essentiel que reprendre des idées vieilles de plusieurs décennies [12]. Dans certains contextes, il est vrai que les fondamentalistes centristes peuvent paraître assez modernes sur des questions telles que le droit des femmes à l’éducation et au travail. Mais, le plus souvent, les islamistes centristes d’Égypte semblent s’être engagés à marquer du sceau du particularisme culturel des préceptes et des manières qui sont en réalité universels. Ces efforts pourraient bien porter leurs fruits sur un plan politique. Dans le monde arabe, les gouvernements en place font face à un profond rejet de l’opinion publique. En s’appropriant les symboles islamiques, les mouvements d’opposition mettent en difficulté des chefs de gouvernement discrédités, car il est difficile de venir les défier sur ce terrain. De plus, familiers du costume-cravate et bien disposés à l’égard du capital, les chefs de file de cette tendance ne nourrissent guère d’animosité envers l’Occident, aussi longtemps que certains sujets sont mis de côté, à savoir la Palestine et les stratégies perçues comme « néo-impérialistes » de l’administration américaine. Cela dit, les fondamentalistes centristes aiment à faire de l’Occident une construction qu’ils opposent à leur système de valeurs islamiques : l’Occident est matérialiste, agressif, laxiste sur le plan moral ; nous sommes spirituels, pacifistes, chastes. Ce courant contient néanmoins bien des nuances ; ce sont par exemple ceux qui s’opposent au voile ou à la ségrégation des femmes ou des groupes pour qui le prêt à taux fixe ne relève pas nécessairement de l’usure – et n’a donc pas besoin d’être aboli par les États « islamiques ». Il est également vrai que la critique centriste des ultraradicaux a beaucoup contribué à réduire leur influence. Comme le souligne Baker, bien avant le 11-Septembre, Mohammed al-Ghazali, cheikh égyptien révéré internationalement, tournait en ridicule les extrémistes comme autant d’« hommes à la longue barbe… tellement préoccupés de questions sans rapport avec la vie réelle qu’ils pourraient ramener le pays en arrière [13] ».  

La science, oui ; Darwin, non

Victime de ce mépris, une frange de radicaux s’est rapprochée du courant centriste, notamment l’ancien groupe militant de la Gamaa al-Islamiya en Égypte (dont les membres furent à l’origine d’une éruption d’attaques terroristes dans les années 1980 et 1990), et, plus récemment, de nombreux intellectuels salafistes d’Arabie Saoudite. Le parti au pouvoir en Malaisie a laminé les islamistes radicaux lors des élections de 2004 en adoptant un programme islamiste modéré. Pourtant, après examen, les réponses prétendument « claires et incontestables » (écrit Baker) apportées par ces islamistes plus modérés aux questions contemporaines restent bien souvent floues. L’application de l’islam « bien compris » et la démocratie pensée « dans un cadre islamique » pourraient d’après lui constituer les deux moteurs essentiels d’un processus de transformation culturelle et sociale à long terme. Mais qui décidera de la définition de cet islam bien compris et de ce cadre : les textes sacrés ou les musulmans d’aujourd’hui ? Les nouveaux islamistes chantent les louanges de la science empirique, mais la moindre évocation de Darwin les fait frémir. Ils sont partisans de la liberté d’expression, mais seulement si elle a pour effet de promouvoir une « esthétique de l’appartenance » à l’islam. Malgré ce vernis de libéralisme, leurs réserves sonnent un peu comme celles d’un cheikh traditionnel : oui, la musique est autorisée, mais à condition qu’elle ne vous donne pas envie de danser (comme cela a été dit dans une fatwa délivrée par un grand cheikh égyptien). En d’autres termes, ce courant centriste ne représente pas le modernisme à proprement parler, mais plutôt une phase de transition, une sorte de regroupement pour faire face aux conséquences de la modernité. Les musulmans modernistes les plus « authentiques » sont ceux qui ont déjà franchi le pas historique d’appliquer à l’ensemble de la tradition musulmane une forme de scepticisme éclairé. Beaucoup d’intellectuels musulmans ont emprunté cette voie, certains d’entre eux comptant parmi les contributeurs d’un livre intitulé « Islam et démocratie au Moyen-Orient [14] ». On ne peut pourtant pas encore les rattacher à une école, et leur poids politique actuel reste faible – à l’exception, peut-être, du camp réformiste en Iran, qui, soit dit en passant, représente l’unique pays musulman où les grandes questions philosophiques sont bruyamment débattues. Pourtant, ce courant que l’on pourrait qualifier de « progressiste » est beaucoup plus dynamique sur un plan intellectuel que ne le sont les mouvements fondamentalistes-centristes ou salafistes. Il est particulièrement actif à la périphérie du monde musulman, dans des pays tels que le Maroc ou l’Indonésie, et au sein de la masse des vingt millions de musulmans qui vivent en Occident – parmi lesquels des millions d’Algériens en France, de Turcs en Allemagne, de Pakistanais en Angleterre, d’Iraniens et de Palestiniens aux États-Unis. Ces pays sont autant de lieux d’où émergent des visions et des modes de pensée variés, et où la conception du monde de l’islam traditionnel est contestée par le simple fait que cette religion y est minoritaire. Une différence d’approche dans la façon de concevoir la science et les méthodes d’interprétation, et peut-être aussi un certain éloignement de la langue arabe laissent libre cours à une vision plus critique du texte coranique. Il n’est pas surprenant que Nasr Abou Zeid, un professeur de linguistique appliquant sa discipline au Coran, ait été chassé d’Égypte par les islamistes et enseigne aujourd’hui aux Pays-Bas. Son crime fut d’avoir suggéré que quelques passages du livre saint gagneraient à être compris comme des allégories plutôt que comme des histoires à prendre au pied de la lettre. Aux yeux des traditionalistes, de telles idées ne sont pas seulement blasphématoires; elles laissent aussi la porte ouverte aux incursions potentielles d’une cinquième colonne de déconstructionnistes. Le penseur égyptien Gamal al-Banna est peut-être un exemple encore plus parlant de ce courant progressiste. Ironie de l’histoire, il se trouve être le frère d’Hassan al-Banna qui fonda les Frères musulmans en 1928 et fut assassiné en 1949. Bien qu’élevé dans le même environnement traditionnel que son frère, le plus jeune des al-Banna a longtemps sévèrement critiqué les Frères musulmans, les accusant de médiocrité intellectuelle et d’opportunisme politique. Au lieu d’éluder, comme eux et beaucoup des « nouveaux islamistes » dépeints par Raymond Baker, la question du sécularisme, il affirme que l’absence d’une « Église » structurée au sein de l’islam sunnite devrait en fait ouvrir la foi musulmane à une intelligence plus souple et pertinente du monde moderne. Parmi les dizaines de travaux qu’il a publiés, on compte une étude en trois volumes du fiqh, la « jurisprudence islamique ». Il résumait ainsi sa pensée dans une interview récente : « Nous ne sommes pas musulmans pour nous mettre au service du fiqh, mais pour mettre le fiqh au service de la vie [15]. »  

Musulmans progressistes

Parmi les autres intellectuels de premier plan de ce courant, on compte Harun Nasution, un savant indonésien qui a tenté de réintroduire les idées relativement libérales de l’école mutazilite, le penseur libéral iranien Abdelkarim Soroush, le philosophe marocain Mohammed Abed al-Jabri et l’historien tunisien Abdelmajid Charfi. Tous ont fait valoir leurs critiques à l’endroit de l’islamisme contemporain, en s’appuyant sur un solide ancrage intellectuel dans les sciences islamiques traditionnelles. Leur prescription est pour l’essentiel de débarrasser la pensée musulmane de tout dogmatisme anhistorique, et d’emprunter les chemins modernes du questionnement philosophique. Au lieu de voir cette ouverture à la pensée moderne comme un acte de soumission ou une défaite, ils soutiennent que rien n’empêche l’islam d’offrir une base éthique à la liberté. Dans « Islam et démocratie », Abdou Filali-Ansary propose une réponse au malaise de l’islam : « En réalisant que l’islam n’est pas un système de régulation sociale et politique, un espace se libère pour que les cultures et les nations servent de base à la fondation d’une identité collective. Cela permet en retour d’accepter une convergence avec d’autres traditions religieuses et d’autres morales universelles. » Comme les expériences d’Abou Zeid ou d’autres nous l’ont montré, les musulmans progressistes restent des cibles faciles pour les traditionalistes qui ont gagné du pouvoir dans les institutions éducatives et religieuses. Pourtant, la tendance dissidente de l’islam semble prendre de l’importance. Il pourrait s’agir d’un microphénomène, mais on a dénombré ces dernières années plusieurs cas notables de radicaux salafistes traversant tout l’échiquier des doctrines musulmanes pour aller vers le libéralisme. Dans ses Mémoires intitulés « La terre est plus jolie que le ciel », Khaled al-Birri, ancien membre de la Gamaa al-Islamiya égyptienne, raconte son recrutement, les épisodes violents de son passé d’activiste, et la désillusion qui s’ensuivit [16]. L’éditorialiste saoudien Mansour al-Nogaidan, qui mit un jour le feu à un vidéo-club de Riyad dans un acte de ferveur juvénile, exprime désormais son admiration pour Martin Luther King plutôt que pour Oussama Ben Laden. « Cette religion s’est transformée en une sorte de Frankenstein, me disait-il lors d’une récente rencontre. Notre pensée religieuse contemporaine n’a rien à offrir, sauf à être complètement reconsidérée. » Pourtant, il reste beaucoup de chemin à parcourir pour que l’argumentaire progressiste atteigne les pays au cœur du monde musulman, essentiellement parce qu’il est publié en anglais et en français et doit encore être traduit en arabe, ou en ourdou. Par exemple, même les plus modérés des néoislamistes d’Égypte pourraient avoir du mal à digérer les arguments de Scott Siraj al-Haqq Kugle, professeur à Swarthmore, aux États-Unis, pour qui le rejet de l’homosexualité par l’islam traditionnel est à mettre pour une large part sur le compte d’une erreur d’exégèse. Son essai figure dans un volume collectif écrit en majorité par des universitaires américains musulmans [17]. Ensemble, ces voix poussent une sorte de cri du cœur en faveur d’une interprétation de la foi plus tolérante et plus en phase avec la vie réelle. La même forme d’exaspération passionnée, surmontée d’un zeste de nostalgie et d’une bouffée de Gauloise, émerge de La Maladie de l’islam, du Franco-Tunisien Abdelwahab Meddeb. Bien que témoignant d’une grande érudition, son hurlement face ce qu’il perçoit comme la beauté perdue de la civilisation islamique est gâté par un dédain typiquement français pour le fléau jugé tout aussi destructeur de l’américanisation. Cela nous amène pour finir à cette famille encore plus rare de musulmans ayant abandonné la foi pour de bon. « Quitter l’islam : des apostats parlent » est probablement le premier livre de témoignages d’anciens musulmans sur les raisons de leur apostasie [18]. Il s’agit là évidemment d’une entreprise dangereuse, formellement punie de la peine capitale par la charia. Sans surprise, le directeur de ce volume utilise un pseudonyme, et la plupart des témoignages ont été envoyés de loin sur le site Internet qu’il anime, www.secularislam.org. Les histoires personnelles relatées dans « Quitter l’islam » oscillent entre le tragique et le banal. Mais le livre comporte des sections bien plus intéressantes retraçant la longue et illustre histoire du doute en Islam, comme ce vers du poète syrien du Xe siècle, Abu-l-Ala al-Maari : « Nous, mortels, sommes partagés en deux grandes écoles : celle des valets éclairés et celle des stupides dévots. » La question n’est pas de savoir si l’islam doit être réformé, mais laquelle de ces écoles accomplira ce travail. Cet article est paru dans The New York Review of Books le 29 août 2004. Il a été traduit par Julien Charnay.

Notes

1| Abdou Filali-Ansary est notamment rédacteur en chef de la revue Prologues.
2| Avicenne, médecin et philosophe d’origine iranienne, écrivit au début du XIe siècle. Averroès, philosophe partageant sa vie entre l’Espagne
et le Maroc, mourut à la fin du XIIe siècle.
3| Le soufisme est une forme de mysticisme ascétique qui s’est développé dès la fin du VIIe siècle en réaction contre la tendance jugée excessive à goûter les biens de ce monde.
4| Rudoph Peters a publié Jihad in Classical and Modern Islam (« Le jihad dans l’islam classique et moderne »), Marcus Weiner Pub, 2005.
5| Samuel Huntington est l’auteur du Choc des civilisations, publié en 1996, traduit chez Odile Jacob.
6| Mohamed Charfi a publié Islam et Liberté, le malentendu historique, Albin Michel, 1999.
7| Voir Carolyn Fluehr-Lobban, Against Islamic Extremism: The Writings of Muhammad Sa‘id al-‘Ashmawy (« Contre l’extrémisme, les écrits de Muhammad Saïd al-Ashmawy »), University Press of Florida, 2002.
8| Abdelwahab Meddeb, La Maladie de l’islam, Seuil, 2002.
9| John Brown est un militant abolitionniste violent qui a massacré à coups de sabre en 1856 cinq colons esclavagistes. Il sera arrêté et condamné à mort en 1859, après avoir tenté sans succès de provoquer un soulèvement d’esclaves.
10| La Lettre écarlate, roman américain de Nathaniel Hawthorne (1850).
11| Graham Fuller, The Future of Political Islam (« L’avenir de l’islam politique »), Palgrave Macmillan, 2003.
12| Raymond William Baker, Islam Without Fear. Egypt and the New Islamists (« L’islam sans peur. L’Égypte et les nouveaux islamistes »), Harvard University Press, 2003.
13| Mohammed al-Ghazali a publié L’Éthique du musulman, Al Qalam, 2004.
14| Islam and Democracy in the Middle East, Johns Hopkins University Press, 2003.

15| Voir le site www.islamiccall.org
16| Paru en arabe à Beyrouth en 2001.
17| Progressive Muslims on Justice, Gender and Pluralism (« Musulmans progressistes, genre et pluralisme »), Oneworld, 2003.
18| Ibn Warraq (éd.) Leaving Islam. Apostates Speak Out, Prometheus, 2003.

Pour aller plus loin

Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007.

Régis Blachère, Le Coran, PUF, coll. « Que sais-je?? », 1999 (12e édition).

Rémi Brague, « Coran : sortir du cercle?? », Critique, no ?671, avril 2003.

Jacqueline Chabbi, Le Coran décrypté. Figures bibliques en Arabie, Fayard, 2008.

Abdelmajid Charfi, La Pensée islamique, rupture et fidélité, Albin Michel, 2008.

Joachim Gnilka, Qui sont les chrétiens du Coran??, Cerf, 2008.

Mahmoud Hussein, Al Sîra. Le prophète de l’islam raconté par ses compagnons, Grasset, 2005.

Gilles Kepel, Jihad, Gallimard, coll. « Folio Actuel », 2000.

Abdelwahab Meddeb, Sortir de la malédiction. L’islam entre civilisation et barbarie, Seuil, 2008.

Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, Seuil, 2000.

Hamadi Redissi, Le Pacte de Najd. Ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam, Seuil, 2007.

Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Seuil, 2004.

Mondher Sfar, Le Coran est-il authentique??, Sfar Éditions, 2000.

Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, Seuil, 2006.

LE LIVRE
LE LIVRE

En suivant Mahomet. Repenser l’islam dans le monde contemporain de Carl W. Ernst, University of North Carolina Press, 2004

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