Un bien curieux mystère

«Le chant est généralement considéré comme la base ou l’origine de la musique instrumentale. Comme ni le plaisir ni la faculté de produire des notes musicales ne sont de la moindre utilité pour l’homme dans ses tâches quotidiennes, ils doivent être rangés parmi les plus mystérieux de ses attributs (1). » L’analyse fouillée faite par Charles Darwin de l’origine et de la fonction de la musique chez l’homme et d’autres animaux (le gibbon, par exemple) est un des plus beaux exercices de pensée qu’il soit donné de lire. Dans ce dossier spécial, nous nous interrogeons sur ce « mystère ». Pourquoi les adolescents d’aujourd’hui, rêveurs casqués, passent-ils deux heures par jour à écouter de la musique ? L’industrie musicale surfe sur une vague qui prend sa source dans la nuit des temps. Les chercheurs évaluent à 4 % le pourcentage des humains qui se disent insensibles à la musique. On compte parmi eux de grands esprits, comme Nabokov. Le jeune Freud avait fait enlever de sa maison le piano sur lequel jouaient sa mère et ses sœurs, menaçant de quitter le domicile familial si sa requête n’était pas exaucée. Une façon comme une autre d’illustrer le pouvoir de la musique. Celle-ci joue un rôle notable dans toutes les sociétés humaines étudiées, et si 4 % de la population y est insensible (serait-ce génétique ?), il reste 96 % d’oreilles plus ou moins musiciennes. D’où vient le singulier pouvoir de la musique ? Dans la première partie de notre dossier, nous faisons état des derniers travaux sur les relations entre musique et cerveau et des questions que l’on continue de se poser sur la manière dont la musique a accompagné et sans doute contribué à façonner l’évolution d’Homo sapiens. La musique mobilise les régions les plus récentes mais aussi les plus anciennes du cerveau, jusqu’au cervelet, organe de contrôle de l’équilibre corporel. Elle marque particulièrement le cerveau de l’adolescent, qui achève de se structurer. De nombreuses pathologies cérébrales impliquent directement nos facultés musicales, pour les inhiber ou au contraire les révéler ou les exalter. Comme le pensait Darwin, et avant lui le philosophe écossais lord Monboddo, la musique a très certainement précédé le langage. Les tentatives de reconstitution de l’histoire longue du sens musical chez nos ancêtres pré-Sapiens éveillent le scepticisme caustique de certains philosophes, mais l’exercice est des plus stimulants. Pour Darwin, la musique a joué un rôle déterminant dans le choix des partenaires sexuels et donc le profilage de la lignée humaine. Cette hypothèse a aujourd’hui droit de cité. Dans la seconde partie, nous illustrons le pouvoir de la musique au cours des deux derniers siècles, la musique appelée aujourd’hui « classique », mais aussi les negro spirituals des esclaves noirs américains. Nous nous penchons sur le cas Bob Marley, dont une chanson est devenue l’hymne d’Amnesty International, et sur le cas Eminem, ce « Nègre blanc » qui faisait peur à la Maison-Blanche. Nous racontons comment des mouvements musicaux nés sous le signe de la révolte ou de la contestation ont été récupérés par l’industrie de masse et se sont banalisés : cas du disco et du hip-hop. Dans la troisième partie nous abordons plus spécifiquement la question non moins complexe de la façon dont la musique sollicite le pouvoir politique. La musique ayant du pouvoir, elle intéresse le pouvoir ! Nous revenons sur deux cas d’école, le stalinisme, avec Prokofiev et le nazisme, par le biais des camps de concentration. Nous évoquons l’épopée du chanteur nigérian Fela Kuti, qui défia le chef de l’État nigérian et fut emprisonné et torturé. À propos de torture, on le sait depuis Orange mécanique, la musique elle-même peut être employée à cette fin. Dans les vieilles démocraties, la musique entretient une relation ambiguë avec le pouvoir politique, comme en témoignent les velléités de censure, sans cesse résurgentes, mais aussi la mise en œuvre d’une « politique de la musique ». Dans l’entretien que Jacques Attali nous a accordé, l’auteur de Bruits – un livre étonnant – revient sur une idée qui lui est chère : fondamentalement liée au religieux (mais aussi à la sexualité), la musique a pour fonction première de canaliser la violence. À quoi Darwin aurait peut-être objecté que « la musique éveille aussi en nous les sentiments de triomphe et l’ardeur glorieuse de la guerre (2) ». Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! Si l’on se demande cependant quels sont les principaux outils dont dispose l’homme contemporain pour canaliser la violence, on placerait en effet volontiers la musique aux côtés du football et de la démocratie (à condition, pour celle-ci, de ne pas vouloir s’exporter par la force). Pour le meilleur, mais aussi pour le pire. La musique d’ascenseur est un chloroforme social et une pollution. Une étude récente révèle que si  les  parkings publics diffusent de la musique classique, c’est pour écarter les jeunes et la délinquance. On observera que cette même vertu de canalisation de la violence peut aussi être conférée au silence.

Notes

1| « La lignée humaine » (The Descent of Man), Livre XIX.

2| Ibid.

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