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Voilà une étude scientifique qui n’est pas passée inaperçue. Aussitôt publié dans la revue Environmental Research Letters, l’article de deux climatologues russes de l’Institut de la forêt de ­Krasnoïarsk, en Sibérie, et de leur collègue américaine a provoqué une avalanche de commentaires. Prenons quelques titres de la presse russe : « La Sibérie, un paradis climatique ? », « Bientôt, de grands crus sibériens », « La Sibérie, future Mecque touristique ? », « Dans cinquante ans, tout le monde voudra vivre en Sibérie ».

Au fond, ce n’est pas étonnant : pour une fois, on entendait un autre son de cloche que le discours habituel sur les conséquences du changement climatique. Car les auteures de l’étude affirment que la Sibérie, autrement dit la partie asiatique de la Russie, pourrait être la grande gagnante du réchauffement et devenir un endroit de plus en plus plaisant à vivre.

La Sibérie représente environ 77 % du territoire de la Fédération de Russie ; or seulement 27 % de la population y vit actuellement, en raison des conditions climatiques que l’on sait : des températures moyennes annuelles largement en dessous de zéro et des sols recouverts à 65 % de pergélisol (ou permafrost). Difficile, dans ces conditions, d’y développer l’agriculture, sans parler d’y faire venir des touristes. « Cela fait plusieurs années que nous étudions l’impact du changement climatique sur les forêts, explique l’une des auteures de l’article, Elena ­Parfenova. Puis nous nous sommes intéressées à quelques peuples établis de longue date dans le sud de la Sibérie ; nous avons étudié leur mode de vie, leur culture et leurs moyens de subsistance. Pour finir, nous avons tenté de projeter les conséquences des changements climatiques prévisibles sur la population actuelle de la Sibérie, à savoir nous-mêmes, puisque nous sommes de Krasnoïarsk. »

L’originalité de l’article réside dans le fait que les chercheuses abordent leur sujet sous l’angle des migrations. Nous savons que les réfugiés climatiques ­seront de plus en plus nombreux à l’avenir. Ces derniers fuient déjà des zones régulièrement inondées en raison de l’élévation du niveau des océans ou devenues trop arides. En revanche, le fait que les conditions de vie en Sibérie puissent s’améliorer au point d’y attirer une ­véritable vague de nouveaux arrivants est assez surprenant.

Lorsqu’on parle d’amélioration notable, il s’agit surtout du climat, qui deviendrait plus tempéré, permettant le développement de nouvelles cultures et l’épanouissement de la végétation sauvage – bref, les conditions de vie seraient beaucoup plus supportables, voire agréables. La question de l’agriculture qui pourrait être pratiquée sur ces étendues nordiques avait fait l’objet en 2011 d’une autre étude de chercheurs de l’Institut de la forêt de Krasnoïarsk, consacrée à la Sibérie centrale. Les scientifiques y prévoyaient que, d’ici la fin du XXIe siècle, grâce aux nouvelles conditions climatiques, près de 85 % du territoire de la Sibérie serait cultivable. Ainsi, les activités sibériennes traditionnelles, comme l’élevage, la chasse et la production de fourrures, migreraient plus au nord alors que de nouvelles cultures comme les arbres fruitiers et la vigne occuperaient désormais toute la partie centrale de la Sibérie. Des abricots et du vin issus du pergélisol ? Qui aurait pu l’imaginer il y a encore quelques années ? Ce serait, en tout cas, un bonus inattendu pour ces vastes étendues gelées de la Sibérie.

Quant aux migrants climatiques, Elena Parfenova estime que, d’ici à 2100, la Sibérie pourrait compter entre trois et dix fois plus d’habitants qu’aujourd’hui. Mais d’où viendraient-ils ? D’Asie centrale, de Chine ou bien des zones aujourd’hui densément peuplées de la Russie ? Les chercheuses ne donnent pas de précisions et se bornent à dire que le réchauffement pourrait en tout cas ­inverser la tendance actuelle en Russie, où la population se concentre dans la partie européenne du pays et dans les grandes mégapoles comme Moscou, Saint-Pétersbourg, ­Iekaterinbourg et ­Kazan. De leur point de vue, ce serait un rééquilibrage salutaire.

Cela dit, les chercheuses se gardent bien de promettre la dolce vita aux Sibé­riens d’aujourd’hui et de demain : le réchauffement n’aura pas que des ­effets positifs sur la partie asiatique de la Russie. La période de transition, notamment, lorsque le pergélisol se mettra à fondre, s’annonce très compliquée. « Toutes les infrastructures de la Sibérie ont été construites en tenant compte du sol gelé. Or, si la température moyenne augmente de 3,4 à 9,1 °C en hiver et de 1,9 à 5,7 °C en été comme nous le prévoyons, elles seront ébranlées », prévient ­Nadejda Tcherbakova, co­auteure de l’étude et chercheuse à l’Institut de la forêt. « Selon nos ­modèles, on peut s’attendre à l’effondrement de routes et d’immeubles ainsi qu’ à l’apparition de ­dolines, des gouffres béants qui peuvent atteindre des dimensions impressionnantes. Il faudra du temps et, surtout, beaucoup d’argent pour pouvoir reconstruire ou construire de nouvelles infrastructures : le pouvoir et les entreprises feraient bien de s’en préoccuper dès maintenant », poursuit-elle.

Les chercheuses n’excluent pas non plus la possibilité d’ouragans, de violents orages, de tempêtes de grêle, d’épisodes de sécheresse et d’incendies de forêt. Imaginez seulement un paysage de rails arrachés, de gazoducs éventrés et d’installations industrielles en ruine… Sans parler des dolines, dont nous avons déjà eu un avant-goût avec le trou géant ­apparu il y a quelques années dans la péninsule de Yamal.

Peut-être est-ce un peu prématuré de se réjouir de la hausse des températures en Sibérie. Tous les experts mettent en garde : il ne faut pas miser uniquement sur le climat. « La croissance de la population de la région dépendra également du développement des infrastructures et de nombreux autres facteurs socio-économiques », rappelle Pavel Groisman, consultant scientifique du programme international Northern Eurasia Earth Science Partnership Initiative (Neespi). Ce qui n’empêche pas les auteures de l’étude de rester optimistes. Pour elles, les effets positifs du réchauffement en Sibérie seront plus nombreux que les négatifs. Des palmiers ne pousseront pas dans la toundra, certes. Mais le rude climat sibérien ne nous fera plus peur. Zone de texte:

Kirill Jourenkov est un journaliste russe.

— Cet article est paru dans l’hebdomadaire Ogoniok le 17 juin 2019. Il a été traduit par Alexandre Lévy.

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En 2004, à l’occasion d’un fait divers marquant, les Suédois découvraient la localité de Knutby, au nord de Stockholm. La femme du pasteur d’une ­petite église pentecôtiste y avait été tuée par balles dans son sommeil, un voisin avait été blessé. L’enquête avait abouti à l’arrestation, le lendemain, d’une femme de 26 ans, devenue l’un des personnages de ce roman très réaliste, où les noms ont cependant été ­modifiés.

Parmi les autres protagonistes de Knutby, Sindre Forsman, le pasteur : il avait persuadé la jeune femme, qui était sa maîtresse et avait été la nounou de la famille, que Dieu lui ordonnait d’assassiner son épouse Kristina. Au centre de l’intrigue, Jonas Bonnier a ­placé l’influente Eva Skoog, qui exerce son autorité spirituelle sur une communauté villageoise aux pratiques sectaires, la charismatique église Kristi Brud (« épouse du Christ »).

Auteur reconnu, le romancier « fait progresser le récit avec une agilité infaillible et parvient à le rendre passionnant bien qu’on en connaisse l’issue », note le quotidien Svenska Dagbladet. Expressen relève en revanche les limites de l’exercice : « Comment fonctionnait la psyché des protagonistes, qu’est-ce qui les a poussés à passer de l’infi­délité au meurtre ? Jonas Bonnier ne cherche pas à résoudre le ­mystère. »

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En cette nouvelle ère qu’est l’anthropocène, difficile d’imaginer symbole plus poignant de l’extinction des espèces que les tortues géantes des Galápagos. Ces reptiles à grosse carapace, qui mesurent 1,20 mètre et pèsent autour de 200 kilos, vivent en moyenne une centaine d’années, voire beaucoup plus. Chez les gestionnaires de faune sauvage, on évoque même l’existence d’un spécimen hors d’âge qui venait d’éclore lorsque Charles Darwin séjourna aux Galápagos, en 1835. Vrai ou faux, peu importe : cela montre que nous inscrivons l’histoire de ces tortues dans les événements de l’histoire humaine ; elles sont comme des frises chronologiques en chair et en os.

L’archipel des Galápagos a abrité ­durant des millénaires un grand nombre d’espèces de tortues, jusqu’à ce que leurs populations soient décimées par les pirates et les baleiniers des XVIIIe et XIXe siècles, qui s’en nourrissaient. Mais, dans la seconde moitié du XXe siècle, d’énergiques efforts de conservation ont été entrepris, et les tortues géantes sont devenues le symbole de toutes les espèces menacées de l’archipel. Avec sa disparition, en 2012, le sympathique Georges le Solitaire est devenu l’incarnation d’un moment bien triste de l’histoire de ces tortues en particulier et de la protection de la faune en général : il était le dernier représentant connu de l’espèce ­Chelonoidis abingdonii.

Dans On the Back of Tortoises, la géographe et historienne de l’environnement Elizabeth Hennessy retrace le parcours de ces animaux emblématiques en s’intéressant à deux aspects. D’une part, l’histoire des tortues épouse celle du capi­talisme et de la consommation ; d’autre part, les efforts de conservation visant à ramener les îles à l’état de « paradis vierge et sauvage » sont malhonnêtes, car ils ne tiennent compte ni de la réalité biologique des tortues de l’archipel, ni de la vie de ses occupants humains. Comme tant de bons ouvrages d’histoire environnementale, celui d’Hennessy privilégie le contexte et la nuance – ce que les tortues offrent à profusion. L’auteure a pu cerner toute la complexité de cette histoire en s’appuyant sur des documents d’archives et des entretiens avec des habi­tants des Galápagos ou des chercheurs.

Quand elle s’est lancée dans ses recherches, elle a été surprise de constater à quel point des personnes vivant à mille lieues de ces îles y étaient attachées. « Cela témoigne de la place qu’a ce lieu chargé d’histoire dans notre imaginaire », écrit-elle dans sa préface. Mais, poursuit-elle, « les reportages d’actualité et les documentaires animaliers ne donnent qu’une vision très partielle de la vie sur l’archipel. Ils sont toujours dans l’extrême : soit la nature intacte, soit la crise. Ce n’est pas du tout ce que j’ai pu observer sur place ».

De surcroît, notre façon d’appréhender l’archipel, sa faune et ses espaces naturels n’a cessé d’évoluer au fil du temps. Les Galápagos des boucaniers espagnols du XVIe siècle ne sont pas celles de l’industrie baleinière du XIXe siècle, qui ne sont pas celles des convoitises coloniales du XXe. Si l’on ajoute à cela l’écotourisme du XXIe, on commence à comprendre à quel point les tortues font partie intégrante de l’histoire humaine, pour le meilleur ou pour le pire, et parfois les deux.

En octobre 1835, Charles Darwin parcourt à pied l’île Santiago (que les Anglais appellent à l’époque île James). Il est fasciné par les tortues géantes des hautes terres verdoyantes. Il les ­regarde marcher, chronomètre leur vitesse, mesure leur circonférence. Lorsqu’il comprend qu’il n’y a pas moyen de les soulever, il tente d’estimer leur poids (il essaie même de les chevaucher, une de ses nombreuses pratiques discutables « que l’on déconseille à ceux qui suivent ses pas sur les îles », avertit Elizabeth Hennessy).

À propos de la découverte des tortues des Galápagos par Darwin, l’auteure relate une anecdote qui vient nous rappeler que l’histoire est toujours plus compliquée qu’il n’y paraît. Sur les hauteurs de l’île Santiago, Darwin campe deux jours avec des chasseurs locaux et ne s’alimente que de tortue (la chair est d’abord rôtie sur son plastron, puis frite dans sa graisse. Darwin trouve cette carne con cuero succulente mais avoue préférer l’« excellente soupe » confectionnée avec de jeunes tortues). Il goûte aussi à l’eau que contient la vessie des tortues (que les îliens boivent pour se désaltérer) et lui trouve « un goût légèrement amer ».

Darwin découvre ainsi ce que les ­marins savent depuis longtemps : les tortues constituent un aliment complet. Pas étonnant, dès lors, que les explorateurs, les baleiniers, les pirates et autres écumeurs des mers s’en soient sustentés pendant des siècles. En faisant escale aux Galápagos, les navires pouvaient se réapprovisionner en tortues vivantes qui procureraient de la viande fraîche à bord, car elles pouvaient supporter de longs mois de traversée. L’anecdote donne l’occasion à Hen­nessy d’expliquer combien l’histoire des tortues des Galápagos est aussi celle de la consommation et du capitalisme. Consommer la nature était alors la chose la plus natu­relle du monde.

« Aujourd’hui, bien sûr, cette histoire nous chagrine », observe-t-elle. Mais, si nous ne nous nourrissons plus des tortues des Galápagos, nous les consommons autrement. Au début du XXe siècle, les scientifiques en étaient friands pour leurs collections d’histoire naturelle et leurs expositions d’animaux naturalisés ; et les collecteurs d’huile de tortue ont laissé des « cimetières » de carapaces autour de la sierra Negra, l’un des volcans de l’île Isabela. Au XXIe siècle, la consommation de tortues passe par l’écotourisme. Lorsque les touristes débarquent, ils sont invités à imaginer qu’ils pénètrent dans l’univers de Darwin. On leur dit que les efforts actuels de conservation vont faire revenir l’archipel à l’état sauvage que Darwin est censé avoir ­trouvé à son arrivée. « Ce Darwin-là est le saint patron de la science et de la conservation aux Galápagos, celui qui, après des siècles de prédation de la faune par l’homme, nous a enseigné que la nature n’est pas une ressource tombée du ciel pour la consommation humaine, écrit Elizabeth Hennessy. Le vieux Darwin est la divinité laïque dont les touristes suivent les traces lorsqu’ils visitent le parc national des Galápagos. Mais ce n’est pas le Darwin qui a arpenté les montagnes de ces îles. »

Car Darwin n’est bien sûr pas arrivé sur une terre vierge. Vouloir effacer ou réécrire l’histoire des îles suppose de passer outre la présence des colons qui y ont vécu, de gré ou de force. Les Galápagos ont fait un temps office de colonie pénitentiaire, et, dans cette histoire-là, les tortues passent à l’arrière-plan. Les violences infligées aux bagnards viennent se superposer à la sur­ex­ploitation des tortues. Et faire comme si on pouvait ramener les Galápagos à un état antérieur à cette époque, penser qu’un Éden vierge destiné aux tortues et à leurs compagnons sauvages permettrait d’escamoter la présence de notre espèce sur les îles, c’est faire bon marché de l’histoire humaine de l’archipel.

Aujourd’hui, ces îles incarnent nos fantasmes de nature intacte. Qu’on les découvre en touriste ou dans un docu­mentaire, « les Galápagos » offrent un simulacre de nature, une version savam­ment scénarisée qui est finalement performative, estime Hennessy. Et, pour les tortues des Galápagos, ce n’est évidemment pas la fin de l’histoire : elles font aujourd’hui leur réapparition grâce aux efforts entrepris pour « retortuiser » les îles où certaines espèces ont disparu. Ces initiatives sont le fruit de la collaboration entre des chercheurs du monde entier et des spécialistes locaux. L’avenir de ces animaux dépend justement beaucoup de la concertation, affirme l’auteure. Les îliens, rappelle-t-elle, méritent eux aussi d’avoir voix au chapitre.

On peut être tenté de voir l’histoire des Galápagos comme une séquence ininterrompue d’événements, depuis le voyage de Charles Darwin sur le Beagle jusqu’à l’écotourisme et l’exaltation de la biodiversité locale d’aujourd’hui. Et l’on peut associer les tortues géantes à chacune des étapes de cette histoire. Avec On the Backs of Tortoises, Elizabeth Hennessy nous donne à lire une histoire environnementale solidement documentée, très nuancée et bien écrite. Et nous rappelle que les tortues des Galápagos sont le reflet de notre façon de penser et de consommer le monde. Ce n’est pas nouveau, c’est ­ainsi depuis des siècles. Car l’histoire, tout compte fait, est jalonnée de tortues.

— Lydia Pyne est une historienne et journaliste scientifique américaine passionnée de tortues.

— Cet article est paru dans la Los Angeles Review of Books le 3 janvier 2020. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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Traductrice et auteure jeunesse, Marta Barone, publie cette année son premier livre pour adultes, Città sommersa. Dans ce récit à la fois biographique et autobiographique, la jeune femme enquête sur la vie de son père, ­Leonardo Barone, médecin militant, condamné en 1982 pour « participation à une bande armée » après avoir soigné un membre du groupe terroriste d’extrême gauche Prima Linea blessé dans un attentat.
Acquitté en cassation en 1988, « L. B. » est resté pour sa fille une figure lointaine. Élevée par sa mère, l’auteure trentenaire a peu connu ce père mort en 2011, alors qu'elle avait 24 ans. Du parcours paternel elle n’a saisi que des bribes, jusqu’à ce qu’elle tombe sur le mémoire en défense rédigé par son avocate. Marta Barone devine alors dans le jeune idéaliste une figure charismatique de l’Italie des ­années de plomb, et entreprend de rassembler les pièces du puzzle en se plongeant dans les archives familiales et historiques.

Brillant étudiant en médecine à Rome à la fin des années 1960, Leonardo Barone adhère au petit parti marxiste-léniniste Servire il Popolo (« servir le peuple »), puis « s’établit » à Turin, un des foyers de la radicalité ouvrière. Les rencontres de l’auteure avec les témoins de l’époque révèlent un jeune homme enthousiaste, sentimental et altruiste qui met ses études de côté pour ­s’engager ­auprès des chômeurs, des sans-abri et des immigrés au prix d’une vie quasi monacale et d’une ­allégeance absolue au parti.

Face à l’énigme paternelle, ­Marta Barone s’interroge aussi sur le rôle et la responsabilité de L. B. dans certains épisodes. Elle s’efforce de restituer, écrit Nadia Terranova dans ­Tuttolibri, le supplément littéraire du quotidien La Stampa, « la substance de son âme, de sa personna­lité, de ses désirs et ses peurs ». Parce qu’il mêle souvenirs personnels et mémoire collective, Città ­sommersa, en lice pour le prestigieux prix Strega, apparaît comme « un livre parfait pour comprendre le brouillard de ces années extraordinaires » et aussi « ce qui s’est passé quand la brume s’est levée », estime ­Simonetta Sciandivasci dans le quotidien Il Foglio.

En racontant à travers les yeux de son père une époque d’illusions et de tragédies mêlées, Marta Barone souligne le fossé générationnel entre « des parents idéalistes, activistes, unis pour tenter de changer le destin de leur pays », et « la génération désenchantée dont l’auteure se fait la porte-parole, marquée par la solitude et l’incapacité à élaborer des projets », estime ­Stefania Massari dans le quotidien Il Fatto Quotidiano. Ceci expliquerait-il cela ? Le quotidien de gauche Il Manifesto reproche à l’auteure un « sentimentalisme parfois simplet », dépourvu de « sens de l’histoire » et par conséquent « inapte à comprendre le passé ».

[post_title] => Mon père, cette énigme [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => pere-enigme [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-06-25 12:57:57 [post_modified_gmt] => 2020-06-25 12:57:57 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=86350 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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 Y a-t-il encore beaucoup de poissons dans la mer ? Pour chaque heure passée à pêcher aujourd’hui dans des bateaux équipés des derniers dispositifs électroniques, les ­pêcheurs ne débarquent que 6 % de ce qu’ils ramenaient il y a cent vingt ans. Pour une même capacité de pêche, les captures sont 16 fois moins élevées pour la plie, plus de 100 fois pour l’églefin (haddock) et 500 fois pour le flétan, explique le biologiste marin Callum Roberts, aussi prodigue en exemples qu’expert dans son domaine.

En 1870, un journal du Massachusetts relatait que le ­menhaden de l’Atlantique était poussé par ses prédateurs vers les estuaires et les rivières en bancs si denses « qu’on pouvait le capturer à la fourche ». En 1785, un pêcheur du Loch Fyne, en Écosse, expliquait à un député en visite qu’il n’était pas rare de pêcher 350 turbots, soles et « grosses et belles limandes » sur une seule longue ligne dotée de 400 hameçons.

La catastrophe de la surpêche est bien sûr aggravée par le changement climatique, l’élévation du niveau de la mer et l’acidification des océans. Dans la péninsule Antarctique, les manchots Adélie, qui ­nichaient autrefois sur le sol gelé, se blottissent maintenant les uns contre les autres, les pattes enfoncées dans la boue ; leurs plumes duveteuses – conçues pour la neige – trempées par la soupe et la bruine, les poussins meurent. Leur population dans la péninsule a diminué de 90 % en trente ans.

La mer du Nord s’est réchauffée de 1,25 °C en vingt-cinq ans. Sur les 36 espèces recensées, quinze se sont déplacées vers le nord sur une distance moyenne de 300 kilomètres. Comme l’eau se refroidit avec la profondeur, une solution serait de nager à un niveau plus bas. Au rythme actuel du réchauffement, les poissons devraient descendre de 3,50 mètres chaque année. Mais, plus on plonge, plus la ­lumière est faible, et les herbivores ne peuvent survivre que dans la zone de photosynthèse.

Les « mers de champagne » ­naturelles au large de l’île d’Ischia, dans le golfe de Naples, abritent des mollusques aux coquilles « si fines qu’on peut les écraser entre le pouce et l’index » 1. Mais c’est à l’échelle mondiale que les ­humains modi­fient la chimie des océans. Lorsqu’en 1998 Joanie Kleypas, une spécialiste américaine des récifs coralliens, réalisa soudain qu’à l’orée du XXIe siècle les ­coraux baigneraient dans une eau suffisamment corrosive pour les détruire, elle fut tellement bouleversée qu’elle s’excusa et courut aux toilettes pour vomir.

Roberts est sensible aux détails. Les ptéropodes se développent dans les eaux polaires jusqu’à atteindre une densité de 10 000 par mètre cube « à l’intérieur de châteaux de coquillages sculptés dans un cristal transparent dont la beauté froide semble parfaitement adaptée aux mers glacées ». C’est une espèce clé dans la chaîne alimentaire ; mais, d’ici cinquante ans, l’acidification pourrait bien les retirer du menu. Si l’on mettait bout à bout tous les virus présents dans l’océan (4 milliards dans 1 litre d’eau de mer claire), ils formeraient un fil 200 fois plus fin que le plus fin des fils d’araignée et s’étendant sur 200 millions d’années-lumière, « si loin à travers l’Univers qu’il traverserait 60 galaxies ».

Dans la Tamise, en été, les ­cycles de surcharge en nutriments et de prolifération du plancton sont maintenant exportés en aval vers la mer, où le niveau d’oxygène s’effondre et où tout ce qui ne peut pas se déplacer meurt et pourrit tout simplement. Au large du delta du Mississippi, cette zone de mer morte s’étend maintenant sur 20 000 kilomètres carrés.

Il y a des gagnants – il y a toujours des gagnants. Parmi les bénéficiaires de la combinaison « enrichissement en nutriments/faible teneur en oxygène/surpêche » figurent les méduses. Constituées à 95 % d’eau, ce sont des « taches d’eau de mer enveloppées dans un glaçage transparent » dont certaines sont toxiques au toucher.

Callum Roberts décrit bien les horreurs des marées noires, mais il souligne que les flottes de pêche du golfe du Mexique tuent plus de vie marine en un jour que la tristement célèbre catastrophe de la plateforme Deepwater Horizon de BP ne l’a fait en quelques mois. On diabolise volontiers les compagnies pétrolières, mais la pollution par les hydrocarbures vient avant tout soit de la terre ferme, soit du dégazage des moteurs à deux temps des bateaux de plaisance : le carburant et les huiles flottantes se concentrent à la surface, empoi­sonnant les œufs et les larves affamées de centaines d’espèces. Là, les huiles rejoignent les biphé­nyles polychlorés des plastifiants, des ignifugeants et autres polluants organiques persistants qui se concentrent dans le ménisque de l’océan. Cette couche de surface, « pas plus épaisse qu’un film alimentaire », riche en graisses, en acides gras, en protéines, en œufs flottants et en millions de micro-organismes, est essentielle à la vie marine. Les polluants finissent donc dans la graisse et le lait maternel des principaux prédateurs de l’océan.

En poids, un tiers des déchets humains est constitué de plastique : un polymère durable que l’on retrouve également dans les gyres océaniques, sur les plages, le littoral et les récifs – même dans les régions les plus reculées – et, bien sûr, dans l’estomac des albatros, des tortues, des requins ou encore des baleines. « Un ­cachalot pygmée mort, échoué au Texas, avait l’estomac obstrué par un sac-poubelle, un emballage de pain, un paquet de chips et deux autres feuilles de plastique. » Un jeune albatros mort dans le ­Pacifique contenait un morceau de plastique comportant un numéro de série : « Il appartenait à un bombardier américain qui s’était abîmé en mer en 1944. » 

— Tim Radford est un journaliste scientifique britannique, fondateur du réseau d’information Climate News Network.

— Cet article est paru dans The Guardian le 18 novembre 2013. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay.

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En Slovaquie, les listes de best-sellers font géné­ralement la part belle aux romans sentimentaux et aux polars – dans cette dernière catégorie, les indéboulonnables Dominik Dán, Juraj Červenák et Jozef Karika remportent cette année encore les suffrages des lecteurs. Fait nouveau, le journaliste d’investigation Ján Petrovič a fait irruption dans ce club très sélect.
Certes, son livre Slovenská ­mafia n’est pas à proprement parler un polar mais une enquête journalistique qui en a emprunté les codes. Le chroniqueur du quotidien Sme avoue avoir été « surpris par le style et le genre du livre, atypiques pour un ouvrage de non-fiction », car ­Petrovič ­décrit les pires crimes avec un luxe de détails, « comme s’il en avait été le témoin ». Une décapitation minutieusement réalisée au couteau, des braquages dignes d’un thriller, des règlements de comptes entre clans rivaux, de trahisons intrafamiliales, des éliminations de témoins avec la bénédiction de l’État… Rien ne manque, pas même les tueurs à gages amadoués par les sentiments que leur inspirent leurs cibles.

Pour autant, Ján Petrovič ­affirme dans une interview accor­dée au magazine en ligne Refresher avoir « tenté de relater les histoires aussi véridiquement que possible, à partir des témoignages des parties prenantes tels que la justice les a validés » et suggère que son enquête ne prend pas beaucoup de libertés avec la réalité.

Avec une belle unanimité, la presse salue son travail documentaire : le livre comporte en effet des photos et témoignages inédits, une carte exhaustive des différents clans, un registre de leurs membres ainsi que des infographies.

La critique salue en outre la détermination de Petrovič, qui a arpenté pendant vingt ans scènes de crime, salles d’audience et arrière-salles de tripots clandestins pour interviewer enquêteurs, procureurs, avocats, hommes de main et parrains, jusqu’au premier d’entre eux, Mikuláš Černá.

Ce livre est « l’enquête la plus complète sur l’histoire du crime organisé en Slovaquie depuis la chute du communisme, ­moment où l’histoire de la mafia a véritablement commencé dans notre pays », affirme ­Peter Bárdy dans le quotidien en ligne ­Aktuality.sk, rendant hommage au passage au prédécesseur de Ján Petrovič sur le terrain mafieux, le journaliste d’investigation Paľo ­Rýpal, dont la disparition en 2008 dans des conditions jamais élucidées « pourrait bien être attribuée à des personnages que le lecteur croisera dans le livre ».

En 2018, le jeune journaliste Ján Kuciak était assassiné avec sa compagne alors qu'il enquêtait sur les liens de responsables poli­tiques slovaques avec la mafia calabraise. La fiction est moins risquée.

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En octobre 2000, le dernier spécimen d’ara de Spix (­Cyanopsitta spixii), un mâle solitaire, disparaissait de la nature au Brésil. L’espèce n’est pas à strictement parler éteinte : quelques dizaines d’individus survivent dans des zoos et des volières de collectionneurs, mais elle se trouve désormais au royaume des morts-vivants, où elle restera jusqu’à ce que le dernier individu meure ou, ce qui est moins probable, que l’espèce soit ressuscitée dans le cadre d’une réintroduction réussie dans la nature1.

D’ici la fin du siècle, elle figurera à coup sûr dans une édition augmentée du livre d’Errol Fuller Extinct Birds. L’auteur y retrace l’histoire des quelque 80 espèces d’oiseaux qui se sont éteintes à cause des êtres humains ou de leurs commensaux – rats, chats, chiens, cochons et autres animaux, plantes et microbes. Si le rythme actuel se poursuit, l’édition 2100 comptera 15 volumes – et ce qui est arrivé aux oiseaux constitue un bon élément d’appréciation pour évaluer les chances d’autres organismes vivants. Parce qu’ils sont facilement observables, leur extinction est mieux documentée. Nous ­pouvons être à peu près sûrs que toutes les espèces d’oiseaux ou presque qui sont parvenues jusqu’au XXIe siècle ont été décrites et classées, ce que l’on ne peut dire d’aucun autre groupe d’animaux (à l’exception, peut-être, des ­mammifères)2.

Les perroquets tels que l’ara de Spix sont particulièrement menacés d’extinction. Au moins 12 espèces ont disparu et 50 autres sont officiellement en danger ; elles risquent de s’éteindre dans les prochaines années ou décennies si aucun effort de conservation n’est entrepris, et même dans ce cas. Ces oiseaux ont été victimes de leur beau plumage ou de leur loquacité, qui les ont condamnés à finir en ornement de chapeaux ou dans des volières. Comme les orchidées (qui sont un peu les perroquets du monde végétal), de nombreuses espèces de psittacidés ont des populations réduites, très circonscrites géographiquement, et présentent un cycle reproductif particulièrement lent – un cocktail mortel.

Parce qu’ils vivaient sur des îles océaniques tropicales ou subtropicales, la plupart des oiseaux évoqués par Fuller n’ont pas été exposés à des prédateurs dangereux au cours du temps long de l’évolution. C’est cela qui a causé leur perte et met bien d’autres espèces en danger : faute de prédateurs, ils n’ont pu acquérir un instinct de fuite. Certains étaient même incapables de voler, une aptitude que l’évolution fait disparaître en l’absence de concurrents terrestres (les rongeurs, par exemple, ne font généra­lement pas partie de la faune endémique des îles du Pacifique). D’autres traits de comportement deviennent également des faiblesses lorsque la population est réduite et menacent certaines espèces de disparition.
Le kakapo (Strigops habroptila) est un gros perroquet terrestre originaire de Nouvelle-Zélande. Les mâles émettent lors de la parade nuptiale un son caverneux que l’écrivain britannique Douglas Adams a comparé aux premières mesures d’un morceau de Pink Floyd. Son système d’accouplement le rend unique chez les perroquets : les femelles choisissent parmi des mâles qui s’exhibent ensemble dans une arène. Mais, maintenant qu’il ne reste plus en Nouvelle-Zélande que 50 individus sauvages dispersés, les mâles sont souvent solitaires et les femelles ne parviennent pas à se trouver un partenaire 3.

La crécerelle de Maurice (Falco ­punctatus) était probablement l’oiseau de proie le plus rare du monde dans les années 1970. C’était dû à son régime alimentaire : elle se nourrissait exclusivement de geckos, qui se raréfiaient en raison de la destruction de leur habitat insulaire. Les parents oiseaux apprenaient à leurs petits à ne chasser que les geckos, malgré la présence d’autres proies. Les écologues menant des programmes de reproduction en captivité ont constaté que les petits n’étaient pas difficiles et qu’on pouvait les entraîner à attraper d’autres proies. En cessant d’être monophages, ces oiseaux ont obtenu une sorte de sursis. La crécerelle de Maurice est-elle toujours une crécerelle de Maurice si elle ne s’alimente pas que de geckos – ou est-elle en un sens une espèce éteinte ? L’extinction n’admet pas une définition claire et précise.

Le grèbe de l’Atitlán (Podilymbus gigas), éteint depuis 1990, est un cas d’extinction taxonomique mais pas génétique : les derniers individus se sont hybridés avec une autre espèce de grèbe, préservant ainsi une certaine cohérence dans leur évolution grâce à un nouvel avatar. La séquence des événements qui ont conduit à cette semi-extinction est implacable. Le grèbe de l’Atitlán a été décrit pour la première fois dans les années 1920, époque où il a été découvert sur les rives couvertes de roseaux et dans les eaux du lac Atitlán, au Guatemala. Comme d’autres oiseaux menacés, il avait perdu l’aptitude au vol. Dans les années 1960, sa population était tombée à quelque 80 individus : son habitat avait été considérablement réduit, d’abord par la coupe des roseaux destinés à la fabrication de nattes, puis par la Pan Am (laquelle a fini par disparaître à son tour). La compagnie aérienne américaine avait transformé le lac en station de pêche de loisir et introduit le black-bass, ou perche d’Amérique, qui mangeait les crabes et les petits poissons constituant l’alimentation des grèbes. L’écologue Anne ­LaBastille avait aménagé un petit refuge pour eux sur la rive, et la population était parvenue à se maintenir à 200 individus avant de succomber, victime d’une nouvelle opération de défrichement des roselières – cette fois pour bâtir des résidences de vacances. Puis un tremblement de terre assécha à moitié le lac, ce qui abaissa le niveau de l’eau de 6 mètres et isola le refuge. Finalement, les rives furent envahies par des grèbes à bec bigarré (Podilymbus podiceps), une espèce plus petite et capable de voler, qui s’hybridèrent avec les quelques grands grèbes restants, produisant une progéniture qui – à la grande surprise des écologues – s’envola. Les gènes du grèbe à bec bigarré géant sont probablement encore dans la nature au Guatemala, mais l’espèce elle-même a disparu.

L’extinction d’un autre oiseau a également été accélérée par un événement géologique : la dernière grande colonie de reproduction du grand pingouin (Pinguinus impennis) se trouvait sur ­Geirfuglasker, une île au large des côtes islandaises engloutie lors de l’éruption d’un volcan sous-marin en 1830. Les deux derniers individus dont on avait connaissance furent étranglés, et leur seul et unique œuf fut cassé quatorze ans plus tard par des pêcheurs chargés par un marchand de collecter des spécimens sur l’île voisine d’Eldey.

Pour chaque oiseau du livre, Fuller a tenté de trouver au moins un dessin, une peinture ou une gravure : beaucoup sont l’œuvre du grand illustrateur du XIXe siècle J. G. Keulemans. Il agrémente aussi autant que possible son récit historique de portraits et de petites biographies des marins, explorateurs et naturalistes qui ont décrit une espèce (et parfois contribué à leur extinction). Bien sûr, la plupart de ces espèces ont disparu avant que nous ne disposions de pellicules suffisamment sensibles pour photographier la nature. Il existe toutefois une série de trois photos de nettes à cou rose (Rhodonessa caryophyllacea), une espèce apparentée au canard que l’on a pu observer pour la dernière fois dans la nature dans les années 1920 : sur le premier cliché, on voit un couple de nettes en captivité dans un parc du Surrey, sur le suivant, il n’y a plus qu’un seul oiseau, et le troisième montre un spécimen empaillé sans socle gisant sur le dos au Musée national d’Écosse. La photo la plus célèbre d’un oiseau disparu est aussi reproduite dans le livre : il s’agit de Martha, le dernier pigeon migrateur américain, mort au zoo de Cincinnati le 1er septembre 1914 à 13 heures – sans doute, remarque ­Fuller, l’extinction la plus précisément datée de l’histoire naturelle.

Les recherches menées par Fuller pour trouver des récits d’époque n’ont pas toujours été fructueuses. Dans certains cas, il n’a rien trouvé d’intéressant, la vie et la mort de nombreuses espèces étant passées quasiment inaperçues (ce qui rend d’autant plus remarquable le fait que Fuller ait pu dénicher autant d’images). Cela n’est pas surprenant quand on sait que les premiers inventaires naturalistes ne remontent guère qu’au XVIIIe siècle. L’objectif premier à l’époque était la collecte de merveilles inconnues, ce qui s’accompagnait souvent de massacres inutiles.

Aujourd’hui, nous disposons d’une masse d’informations sur la biologie des populations, les habitudes de reproduction et l’écologie comportementale des espèces d’oiseaux ou de mammifères en voie d’extinction ; dans de nombreux cas, nous avons des données génétiques et, pour ce qui est des populations reproductrices dans les zoos, des registres généalogiques établis selon les normes internationales en vigueur. Désormais, nous en savons davantage sur les espèces éteintes que sur nombre de celles qui existent toujours. Mais sur beaucoup des oiseaux qu’évoque Fuller, il n’y a à peu près rien. Le nicobar ponctué (Caloenas maculata), dont on ne connaît que le spécimen empaillé légué au musée de Liverpool par le naturaliste Edward Smith-Stanley, 13e comte de Derby, est une espèce « originaire d’une île indéterminée du Pacifique Sud ». La perruche de Tahiti (Cyanoramphus ­zealandicus), originaire de Polynésie, « était et reste un oiseau des plus mystérieux ». Plus terrible encore, « on ne dispose d’aucun élément sur le ptilope de Dupetit-­Thouars (­Ptilinopus dupetithouarsii), endémique des îles Marquises ». Et voici comment on a aperçu pour la première et la dernière fois la gallicolombe de Tanna (Alopecoenas ferrugineus) : ce colombidé fut collecté en 1774 sur l’île de Tanna, dans les Nouvelles-Hébrides, par le naturaliste Johann Reinhold Forster, qui accompagnait le navigateur James Cook à bord du Resolution (« Je suis allé à terre, nous avons abattu une nouvelle sorte de pigeon ») ; son fils George le peignit, et on n’en revit plus jamais.

Tout comme les perroquets, les colombes et les pigeons semblent avoir subi un nombre disproportionné d’extinctions par rapport aux autres oiseaux, sans que rien dans leurs caractéristiques biologiques ne permette de l’expliquer. Deux des espèces éteintes de pigeons les plus connues – le dodo et le pigeon migrateur américain – avaient très peu en commun.

Le dodo (Raphus cucullatus) était condamné pour les raisons habituelles : insulaire, incapable de voler, il constituait une proie facile pour les marins, les colons et les espèces invasives qui les accompagnaient (cochons, chats, chiens, rats). Il s’agit, pourrait-on dire, d’une extinction banale, comme il s’en est produit tant au cours de l’expansion coloniale et de la migration humaine vers les îles océaniques. Le dernier dodo a probablement été aperçu à la fin du XVIIe siècle, et tout ce qu’il en reste, à part de nombreuses illustrations et descriptions d’une précision douteuse, ce sont quelques fragments de peau et d’os et une tête au muséum d’histoire naturelle d’Oxford.

Le pigeon migrateur américain ou ectopiste voyageur (Ectopistes migratorius), en revanche, semble avoir été l’une des espèces d’oiseaux les plus abondantes qui aient jamais existé : il se déplaçait en vastes volées au-dessus de l’Amérique du Nord et nichait en colonies sur des dizaines de kilomètres. Ses habitudes et ses caractéristiques ont été décrites, comme celles de la plupart des autres oiseaux d’Amérique du Nord, dans les années 1830 par l’ornithologue Jean-Jacques Audubon, et on en sait beaucoup plus sur lui que sur la plupart de ses congénères disparus. Des parties de chasse organisées sur le passage des pigeons les faisaient exploser en vol à leur arrivée sur leurs lieux de nidification. La ressource semblait inépuisable, mais, à un moment donné dans les années 1870, leur nombre chuta en dessous d’un point critique que les biologistes de la conservation d’aujourd’hui appellent le seuil de viabilité démographique. Les chasseurs avaient cessé à ce stade de s’y intéresser (tirer sur des oiseaux isolés était nettement moins palpitant que de les abattre en masse), mais ­l’ectopiste ­voyageur ne parvint pas à se rétablir et s’éteignit vers 1900 (le dernier spécimen observé dans la nature fut abattu en mars de cette année-là). Bien que les pigeons migrateurs aient été plus nombreux dans leurs dernières décennies d’existence que ne l’ont jamais été les dodos, quelque chose dans l’histoire de leur évolution semblait exiger qu’ils vivent en grands groupes ou pas du tout.

Le livre de Fuller ne fait pas un inventaire exhaustif de tous les espèces d’oiseaux éteintes. Elles sont sans doute beaucoup plus nombreuses à avoir disparu au cours des quatre derniers siècles, en particulier dans les îles océaniques, sans laisser de trace probante de leur existence. Pour les seuls perroquets, Fuller énumère 14 « espèces hypothétiques » pour lesquelles il n’existe aucun élément fiable, si ce n’est des récits succincts ou ambigus de voyageurs (selon le code international de nomenclature, une espèce n’en est une que si un spécimen de référence a été déposé dans un muséum), et il existe de nombreuses autres espèces mystérieuses, comme le supposé dodo blanc de la Réunion. Et d’autres oiseaux ont sans aucun doute succombé à une chasse intensive avant 1600. Il y avait par exemple en Nouvelle-Zélande de 12 à 20 espèces de moas ou ­dinornithiformes – des parents géants de l’autruche et de l’émeu – qui ont toutes disparu à une rapidité étonnante après l’arrivée des ancêtres des Maoris, au XIIIe siècle. Les archéologues ont retrouvé quantité d’ossements de moas datés de périodes relativement rapprochées, ce qui laisse supposer que la ressource s’est rapidement épuisée. Ces oiseaux de grande taille mettaient de nombreuses années à devenir adultes et pondaient en petite quantité ; il semble qu’ils soient vite tombés en deçà du seuil de viabilité démographique. Deux ou trois espèces de moas étaient encore en vie lorsque les premiers Européens sont arrivés en Nouvelle-Zélande, en 1642, mais elles n’ont pas tardé à s’éteindre.

Comme le montre le sort des moas, une population humaine n’excédant pas quelques centaines ou milliers d’individus peut rapidement anéantir, sans même disposer d’armes à feu, toute une série d’espèces vivant sur des terrains accidentés, boisés et généralement inhospitaliers. Cette guerre éclair a des parallèles bien plus anciens dans l’histoire des migrations humaines, notamment en Australie et dans les Amériques. Si le changement climatique a pu jouer un rôle, tout porte à croire aujourd’hui que beaucoup d’espèces d’oiseaux et de mammifères de grande taille (ce qu’on appelle la mégafaune du pléistocène) ont disparu peu après l’arrivée des humains – il y a environ 46 000 ans en Australie et 14 000 ans dans les Amériques. Parmi les autres espèces australiennes éteintes figure un parent du moa, Genyornis, l’un des plus grands oiseaux ayant jamais vécu.

Ces extinctions préhistoriques laissent leurs fantômes : les étranges arbustes divariqués de Nouvelle-Zélande, dont les feuilles se cachent derrière un couvert de rameaux – apparemment pour éviter de se faire brouter par les moas –, ou les grosses graines de certaines espèces d’arbres des forêts d’Amérique centrale, autrefois transportées vers de nouveaux sites dans la panse des mégaherbivores et aujourd’hui trop lourdes pour être dispersées. Les fantômes écologiques abondent également à Hawaii, d’où 40 espèces endémiques d’oiseaux ont disparu et où beaucoup d’autres sont en danger d’extinction. Ce petit archipel représente à lui seul près de la moitié des extinctions recensées dans le livre de Fuller. Une famille d’oiseaux, les ­drépanidinés de Hawaii, comptait à l’origine au moins 41 espèces ; aujourd’hui, treize d’entre elles, peut-être plus, sont éteintes, et, parmi les autres, seules trois ne sont pas en danger. Avec de telles disparitions, des écosystèmes entiers perdent leur cohérence et sont encore plus exposés à l’invasion d’espèces exotiques.

En milieu terrestre, l’extinction provoquée par l’homme s’est déroulée en trois phases. Il y a eu d’abord les extinctions de la mégafaune consécutives aux migrations humaines vers des continents auparavant inhabités ; puis les extinctions insulaires et les extinctions par surexploitation (qui constituent le gros de celles que décrit l’ouvrage) ; et, enfin, les extinctions à l’échelle des continents et de la planète que nous sommes en passe d’infliger du fait de la destruction et de la fragmentation des habitats, de l’introduction d’espèces et du changement climatique, faisant subir au monde entier ce qu’a connu Hawaii.

En milieu marin, de nouveaux éléments indiquent que la surexploitation remanie profondément le vivant depuis des siècles, voire des millénaires, de sorte que nulle part dans le monde les eaux côtières ne ressemblent à ce qu’elles étaient avant l’arrivée des humains. Peu de biologistes doutent aujourd’hui qu’une nouvelle extinction massive soit en cours, qui entraînera la disparition d’une grande partie des espèces de l’écosystème mondial. Le taux d’extinction est estimé à plus de cent fois le taux naturel d’extinction, calculé à partir des données paléontologiques, lesquelles montrent, de façon grossière, que la durée d’existence moyenne d’une espèce est comprise entre cinq et dix millions d’années.

Des extinctions massives se sont déjà produites par le passé et constituent certains des principaux jalons de l’histoire géologique et évolutive de la Terre. Ce qui distingue l’extinction massive d’aujourd’hui, c’est qu’elle est clairement provoquée par une seule espèce. Les cinq précédentes, pour autant qu’on puisse en juger, ont toutes été causées par des événements physiques, le plus célèbre étant l’impact d’une énorme météorite au Mexique il y a 65 millions d’années, qui a induit un changement climatique immédiat, scellant le sort des dinosaures et de bien d’autres organismes vivants. Les écologues, qui se soucient de plus en plus de maintenir la faune et la flore dans des paysages aménagés par l’homme, doivent à présent faire face aux effets réels et prévus du changement climatique, qui pourrait déplacer les zones de préférence écologique d’espèces et d’écosystèmes entiers de plusieurs centaines de kilomètres ou les faire tout bonnement disparaître. Dans ces conditions, leurs efforts de préservation ne donneront guère de résultats.

— Andrew Sugden est rédacteur en chef adjoint de la revue Science.

— Cet article est paru dans la London Review of Books le 23 août 2001. Il a été traduit par Catherine Mantoux.

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Il y a 500 millions d’années, après que l’explosion cambrienne eut créé une quan­tité impressionnante de nouvelles espèces, il n’y avait toujours pas de vie sur la terre ferme. Pas de vie complexe en tout cas. Pas de plantes, pas d’animaux, rien de comparable à la grande diver­sité de la vie dans les océans, qui grouillaient de trilobites, de crustacés, de vers velus et de mollusques dans le genre du calmar. La plupart des grands groupes d’espèces animales qui existent aujourd’hui ont pris naissance dans la mer à cette époque.

C’est à présent le milieu terrestre qui compte un nombre étourdissant d’espèces. En particulier des plantes à fleurs, des champignons et des insectes, tant de satanés insectes. Selon une estimation, on recense aujourd’hui cinq fois plus d’espèces terrestres que d’espèces marines. Mais comment se fait-il que la biodiversité des mers et les océans – qui avaient une longueur d’avance et représentent la majeure partie de la surface de la planète – ait été reléguée si loin derrière celle de la terre ? La question intrigue depuis longtemps les biologistes. ­Robert May, écologue à l’université d’Oxford, est le premier à avoir couché cette énigme par écrit dans un article de 1994 intitulé « Biodiversité : différences entre terre et mer » 1.

Vingt-cinq ans plus tard, la question reste entière, alors même que nous avons pro­gressé dans l’exploration des grands fonds océaniques. Les chercheurs estiment aujourd’hui que 80 % des espèces évoluent sur la terre ferme, 15 % en ­milieu marin et les 5 % restants dans l’eau douce. De leur point de vue, cet écart n’est pas entièrement dû au fait que le milieu terrestre a été plus ample­ment étudié.

« Il y a certes des tas et des tas d’espèces dans les océans, mais il en faudrait un ­sacré paquet pour combler la différence », estime Geerat ­Vermeij, un chercheur en écologie et paléoécologie marine qui s’est penché sur le sujet avec Rick Grosberg, un de ses collègues de l’Université de Californie à Davis. Ce manque apparent de biodiversité dans les océans ne dérive donc pas seulement, affirment Vermeij et Grosberg, de notre tendance à privilégier le milieu terrestre dans lequel nous évoluons – une ­déformation dont ils ne sont que trop conscients en tant qu’océanologues.

Alors quelle est donc cette spécificité des écosystèmes terrestres qui fait qu’ils favorisent la biodiversité ? Robert May et d’autres chercheurs avancent comme raison possible l’agencement physique des habitats terrestres, qui sont à la fois plus fragmentés et plus diversifiés. Par exemple, comme Charles Darwin l’a bien montré pour les Galápagos, les îles sont des foyers de diversification. Au fil du temps, du fait de la sélection naturelle ou même du hasard, deux populations différentes d’une même espèce présentes sur deux îles peuvent devenir deux espèces.

Les océans, en revanche, sont des grandes masses d’eau communicantes, dotées de moins de barrières physiques susceptibles d’isoler les populations. Et ils enregistrent moins de ces températures extrêmes qui ­favorisent la diversification en milieu terrestre.

La terre ferme possède aussi une « architecture complexe », pour reprendre l’expression de May. Les forêts, par exemple, ont ­recouvert une grande partie de la surface terrestre, et les feuilles et les pousses des arbres créent de nouvelles niches écologiques que les différentes espèces peuvent exploiter. Les coraux font de même dans les océans, bien sûr, mais ils ne recouvrent pas une aussi grande partie des fonds marins.

Les plantes jouent de toute évidence un rôle primordial. Le point de bascule, ce moment où la vie a cessé d’être essentiellement marine pour devenir terrestre, s’est produit il y a environ 125 millions d’années, pendant le crétacé, période où les premières plantes à fleurs ont évolué pour connaître un succès extraordinaire sur terre. Les végé­taux ont besoin de la lumière du soleil pour la photosynthèse ; or il y en a peu dans les océans, en dehors des zones ­côtières peu profondes : la terre est de ce fait plus prolifique que les profondeurs froides et sombres de la mer. « Les grands fonds sont comme un immense réfrigérateur dont la porte est restée longtemps fermée », explique Mark Costello, professeur de biologie marine à l’Univer­sité du Nord, en Norvège, qui a récem­ment publié un inventaire de la biodiversité marine.

Fait intéressant, souligne ­Mark Costello, l’accroissement de la biodiversité sur la terre ferme après la diversification des plantes à fleurs semble également avoir contribué à accroître celle des écosystèmes marins. Le pollen, par exemple, peut être une source importante de nourriture sur le plancher océanique. Des chercheurs ont récemment décelé dans le Pacifique, à 10 000 mètres de profondeur, du pollen provenant probablement de plantations de pins en Nouvelle-Zélande.

La diversification des plantes à fleurs tient aussi au fait qu’elles ont évolué avec les insectes. Certaines plantes ont développé au fil du temps des fleurs à longs tubes que seules pouvaient ­atteindre les abeilles à longue langue qui les butinent. « Entre les plantes et les insectes, ça a été la grande course », résume Costello. Cette coévolution a contribué à créer un nombre stupéfiant d’espèces. La grande majorité des plantes sont des plantes à fleurs, et la grande majorité des animaux sont des insectes. On estime que ces derniers représentent 80 % des espèces de la planète.

Mais les insectes, à qui le ­milieu terrestre réussit si bien, sont quasi absents des océans. Geerat Vermeij et Rick Grosberg attribuent cela aux différences de propriétés entre l’air et l’eau. Les petits organismes comme les insectes ont plus de mal à se déplacer dans l’eau parce qu’elle est beaucoup plus dense que l’air. Les phéromones et les informations visuelles ne voyagent pas aussi bien dans l’eau, ce qui limite le rôle de la sélection sexuelle comme ­moteur de la diversification. La sélection sexuelle développe des caractères qui peuvent ne pas sembler avantageux mais sont appréciés des partenaires potentiels ; la queue du paon en est un exemple classique.

En s’appuyant sur les travaux du biologiste marin ­Richard Strathmann, Geerat Vermeij et ­Rick Grosberg tentent également de comprendre pourquoi une relation comme celle qui unit plantes à fleurs et insectes ne pourrait pas exister en milieu marin. L’eau de mer regorge de sources d’alimentation possibles, comme le zooplancton. En allant d’une hypothétique fleur de mer à une autre, un organisme marin trouverait en chemin largement de quoi se nourrir dans l’eau. Alors pourquoi se donner le mal de nager jusqu’à une autre fleur ? En revanche, quand un insecte vole d’une fleur à l’autre pour s’alimenter de nectar, il ne fait que passer, car il n’y a pas de nourriture en suspension dans l’air. Et cela a des conséquences sur l’évolution : une hypothétique fleur de mer devrait offrir beaucoup plus de nectar pour attirer les pollinisateurs qui se nourrissent paresseusement de nourriture flottante ; cela n’en vaut donc pas la peine.

Comme tout ce qui a trait à l’histoire de la vie sur notre planète, il n’est matériellement pas possible de mener une expérience qui prouverait l’une ou l’autre de ces hypothèses. On ne peut qu’échafauder des théories. Lorsque May se demandait dans son article de 1994 pourquoi la biodiversité était tellement plus terrestre que marine, il avançait certaines de ces explications, tout en admettant : « Il s’agit moins de réponses que d’une liste de questions. » Nous en sommes toujours là.

— Sarah Zhang est journaliste au magazine américain The Atlantic, où elle couvre les sujets science et santé.

— Cet article est paru dans The Atlantic le 12 juillet 2017. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.

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Dans son nouveau livre Never Home Alone, l’écologue américain Rob Dunn nous ouvre les yeux sur la vie foisonnante avec laquelle nous cohabitons. Avec ses collègues, il a recensé quelque 200 000 espèces, dont les trois quarts sont des bactéries, présentes sur notre corps, dans la poussière, l’eau et la nourriture. « Les mammifères sont recouverts d’une couche épaisse de bactéries, il n’y a rien de plus normal. Nous ne sommes ­jamais vraiment nus, et il en va de même pour toutes les surfaces de la maison », écrit Dunn. Parmi les autres espèces, on trouve surtout des champignons, mais aussi des arthropodes ­(insectes, etc.), des plantes et autres organismes. Et encore, les virus ne sont pas comptabilisés.

Dunn décrit l’incroyable diver­sité que peut receler le « biofilm » d’un pommeau de douche : « En ce moment même, dans votre pommeau de douche […], de minuscules “piques” [des bactéries prédatrices] s’accrochent à d’autres bactéries, percent un orifice dans leurs flancs et libè­rent des produits chimiques qui les digèrent. Le biofilm d’un pommeau de douche contient également des protistes qui dévorent les “piques” et même des nématodes qui mangent les protistes, ainsi que les champignons qui font leur popote fongique. Voilà tout ce qui se jette sur vous lorsque vous prenez un bain ou une douche. » Dans le moindre ­recoin de la maison, Dunn et son équipe ont trouvé une vie foisonnante. Même les carreaux de plâtre tout juste sortis de l’usine sont truffés de champignons.

Pourquoi avons-nous occulté toute cette vie ? Entre autres parce qu’il s’agit en grande partie d’organismes microscopiques et qu’il a fallu les progrès de l’analyse de l’ADN pour prendre conscience de leur diversité. Mais il y a une raison plus profonde, c’est que les biologistes ne s’intéressent pas beaucoup à ce qui se trouve sous leur nez chez eux – ou alors ils supposent que quelqu’un s’y est déjà intéressé et préfèrent des terrains plus exotiques.
Passant à l’échelle macroscopique, Dunn consacre un chapitre au grillon des cavernes, un habitant des grottes déjà représenté sur les gravures rupestres et qui se plaît aujourd’hui dans les maisons d’Amérique du Nord. La blatte germanique, qui prospère, a droit à un chapitre entier, de même que les chiens et les chats, ces derniers étant visiblement les plus problématiques. Ils sont en effet porteurs de Toxoplasma gondii, l’espèce de parasite qui fait adopter aux souris un comportement suicidaire en présence d’un félin et qui pourrait bien agir également sur le comportement humain 1.

Vous serez peut-être tenté d’aller chercher de l’eau de Javel, des pesticides et des antibactériens censés tuer « 99 % des germes ». N’en faites rien, surtout. D’abord, si cela peut vous rassurer, parmi ces milliers d’espèces, seule une cinquantaine de bactéries représente un danger pour la santé ­humaine. Même en comptant les virus, le nombre reste inférieur à cent. Le propos de Dunn est que la biodiversité de nos foyers nous est en réalité extrêmement bénéfique – c’est l’absence de biodiversité qui est néfaste. En ­devenant des Homo interiorus (selon l’expression de Dunn) qui vivent dans des intérieurs immaculés à l’abri du monde extérieur, nous avons développé toute une série de troubles tels que l’asthme et les allergies, qui étaient autrefois rares et sont aujourd’hui courants, probablement à cause du milieu relativement stérile dans lequel nous vivons.

Certaines espèces qui grouillent autour de nous peuvent servir à produire de nouveaux médicaments et de nouvelles enzymes ou nous aider à éliminer une partie de nos déchets. Mais la fonction la plus importante de cette biodiversité est peut-être de combattre naturellement les agents pathogènes et les parasites. Quand nous cherchons à stériliser notre environnement, cette neutralisation ne se fait plus. En l’absence de concurrence, les agents pathogènes les plus résistants ont le champ libre. Tenter de les exterminer a pour effet de favoriser les mutations, ce qui crée des espèces de plus en plus robustes – comme le montre l’apparition de bactéries résistantes aux antibiotiques –, et la bataille devient impossible à gagner. Si nous persistons dans cette voie, nous courons à la catastrophe. Les effets de notre guerre mala­visée contre la biodiversité domes­tique se font déjà sentir.

— Nigel Andrew est professeur d’entomologie à l’Université de Nouvelle-Angleterre, en Australie.

— Cet article est paru dans le numéro d’août 2019 de la Literary Review. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.

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« La critique littéraire est une activité à risque », estime la sociologue Phillipa Chong. Elle parle en connaissance de cause, puisqu’elle a enquêté auprès de quarante critiques qui publient dans de grands quotidiens américains comme The New York Times ou The Washington Post. Elle les a interrogés sur l’origine de leur vocation, leur vision du rôle de la critique et leur éthique professionnelle.

Dans Inside the Critics’ Circle, Chong met en évidence la spécificité de la critique en littérature : s’il est rare que les critiques de cinéma soient aussi metteurs en scène ou que les critiques gastronomiques soient de grands chefs étoilés, les critiques littéraires sont, pour la plupart, également écrivains. Autrement dit, ils jouent dans la même catégorie que ceux qu’ils évaluent, et cela influe sur leur travail : « Ils s’inquiètent des répercussions que pourraient avoir leurs recensions sur leur position au sein du milieu littéraire et sur la façon dont leurs livres seront à leur tour chroniqués. Selon Chong, cela les incite à jouer la prudence », note David Gelber dans The Literary Review. Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse, voilà, semble-t-il, l’une des règles d’or de la profession.

Une autre est de « ne cogner que dans la catégorie supérieure » – être clément envers les primo-romanciers, mais ne pas hésiter à tirer à boulets rouges sur Stephen King ou Ian McEwan. La réception critique d’Inside the Critics’ Circle, toutefois, contredit quelque peu les thèses de son auteure. Bien qu’il s’agisse d’un premier livre, certains commentateurs ne mâchent pas leurs mots. À l’instar de Peter Conrad, qui reproche à la sociologue de céder au jargonnage universitaire : « Je n’avais pas réalisé que j’étais censé servir d’“intermédiaire de marché” ou – avec un peu de chance – de “consécrateur culturel” », ironise-t-il dans le quotidien britannique The Guardian. Sam Leith, lui, est même plus sévère : « Chong est juste une écrivaine maladroite », lâche-t-il dans The Times Literary Supplement. Visiblement, la critique de la critique littéraire est, elle aussi, une activité à risque.

À lire aussi dans Books : Les pures raisons de la critique, novembre 2015.

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