WP_Post Object ( [ID] => 86430 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-07-02 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-07-02 07:00:00 [post_content] =>Un matin du printemps 2014, en consultant mes courriels, je suis tombé sur une photo du paléontologue Diego Pol. Il faisait semblant de dormir allongé sur un fémur de dinosaure de la taille d’un canapé. Ce scientifique argentin charismatique et facétieux venait de faire une découverte spectaculaire.
Au cours de fouilles en Patagonie, son équipe avait mis au jour un mastodonte : un sauropode herbivore dont on a estimé la longueur à 40 mètres, la hauteur à 20 mètres et le poids à 85 tonnes, soit l’équivalent de 14 éléphants d’Afrique adultes. Il surpassait le célèbre Argentinosaurus, un autre sauropode de Patagonie qui détenait jusque-là le titre du plus grand dinosaure du monde.
Quelques mois plus tard est venu s’ajouter un fossile du même acabit. En septembre, une équipe internationale dirigée par des chercheurs de l’université Drexel, à Philadelphie, annonçait la découverte en Patagonie d’un nouveau titanosaure baptisé Dreadnoughtus [en référence au dreadnought, un type de cuirassé], d’une longueur estimée à 25 mètres pour un poids de 65 tonnes.
Ce même mois de septembre, une équipe travaillant au Maroc décrivait la découverte des restes d’un Spinosaurus, un grand dinosaure carnivore vieux d’environ 100 millions d’années. Décrit pour la première fois en 1915, Spinosaurus a un squelette et un crâne qui suggèrent une adaptation très inhabituelle à un mode de vie semi-aquatique, un peu comme un crocodile mais en beaucoup plus grand. Il mesurait 15 mètres, soit 3 de plus que ce célèbre prédateur géant qu’est Tyrannosaurus rex.
Les nouvelles découvertes s’accumulent comme des records olympiques. Nous sommes à l’ère des microprocesseurs et de l’exploration de la planète Mars, et pourtant certaines de nos découvertes scientifiques les plus passionnantes et les plus extraordinaires sont des espèces disparues dans les archives fossiles de la Terre. Ces espèces livrent des informations précieuses sur l’histoire de l’évolution que l’on ne pourrait tirer de l’étude d’organismes vivants. Des fossiles récemment mis au jour de poissons de 385 millions d’années qui avaient conservé leurs membres souples apportent la preuve du passage du milieu marin au milieu terrestre. De multiples fossiles d’animaux et de plantes montrent que, il y a environ 100 millions d’années, l’Antarctique était une serre, avec des forêts luxuriantes baignant dans la chaleur.
Ces preuves qui s’accumulent rapidement nous donnent également une idée beaucoup plus précise de ce qui s’est produit lors des grandes extinctions massives du passé, qui ont chacune anéanti de 50 à 90 % des espèces. Sans les fossiles, nous ne pourrions pas comprendre que l’extinction fait partie intégrante de l’évolution du vivant et qu’elle est en même temps une réalité matérielle – à ce stade de l’histoire de l’humanité, à mille lieues des préoccupations scientifiques.
Les 1,8 million d’espèces d’organismes vivants décrites à ce jour ne représentent qu’une part infime de la vie sur Terre. Grâce aux données livrées par les fossiles, si incomplètes soient-elles, nous pouvons estimer que plus de 99 % des espèces ayant un jour existé ont disparu. Au fond, notre vision de l’avenir de l’évolution est inscrite dans le passé.
Quand j’ai fait part à des camarades de fac, il y a des années, de mon intention de m’orienter vers la paléontologie, ils se sont demandé pourquoi j’avais envie de me consacrer à une discipline aussi ennuyeuse qu’hermétique. Il est vrai que le travail de terrain n’est pas forcément glamour. La recherche de sauropodes et d’autres grands dinosaures conduit les paléontologues sur les terres arides de la Patagonie, de l’ouest de l’Amérique du Nord, de la Chine, de la Mongolie et de l’Afrique du Sud. En été, les températures dépassent facilement les 38 °C. Il n’y a pratiquement pas d’ombre ; le vent hurle sans relâche. Même avec une équipe, la prospection est souvent un travail solitaire, qui implique de zigzaguer pendant des kilomètres dans des lits de cours d’eau asséchés et dans des canyons balayés par le vent.
Une grande découverte est excitante, mais la paléontologie n’est pas une aventure à la Indiana Jones, c’est une activité scientifique, une affaire sérieuse. Ces découvertes, bien sûr, font progresser notre discipline, mais les grandes extinctions massives sont aussi riches d’enseignements et d’informations sur la décimation des espèces et des habitats à laquelle nous assistons aujourd’hui. Les chercheurs estiment que la destruction actuelle des milieux naturels et les perturbations induites par le changement climatique pourraient provoquer la disparition de 20 à 50 % des espèces vivantes d’ici la fin du siècle.
Les données livrées par les fossiles nous apprennent que les extinctions massives ont été si dévastatrices qu’il a fallu des centaines de milliers, voire des millions d’années pour que les quelques espèces rescapées se diversifient et prospèrent à nouveau et que les écosystèmes se rétablissent. Autrement dit, le passé nous enseigne que nous sommes dans une phase véritablement dramatique de l’histoire de la planète qui pourrait avoir des répercussions sur une bonne partie du vivant, y compris notre espèce.
Les sauropodes constituaient un groupe dominant de l’un de ces anciens règnes biologiques qui ont prospéré pendant le mésozoïque, une ère lointaine qui a commencé il y a 250 millions d’années et s’est terminée il y a 65 millions d’années par un cataclysme dû à un astéroïde. Ils sont les seuls animaux sur Terre, avec les plus grandes baleines, à avoir jamais dépassé la barre des 50 tonnes.
Mais le gabarit n’est pas tout. Parmi les dinosaures les plus importants d’un point de vue scientifique figurent des fossiles moins imposants, de la taille d’une autruche, qui indiquent que les oiseaux actuels sont une branche évolutive des dinosaures. Ces théropodes – un groupe diversifié qui comprend le vélociraptor, le sinistre prédateur du film Jurassic Park – nous montrent que le geai bleu des jardins des banlieues américaines est un descendant de l’énorme Tyrannosaurus et de ses cousins.
L’accumulation des preuves de cette transition est l’une des grandes réussites de la paléontologie, et une bonne part de ces éléments n’a été découverte que récemment. Les lits de lacs fossiles du nord de la Chine conservent de magnifiques échantillons de ces dinosaures de transition, dont beaucoup sont dotés de fines empreintes de plumes. Grâce à des techniques d’imagerie modernes comme la tomodensitométrie, la reconstruction et l’animation 3D ainsi que la microphotographie de tissus osseux, les paléontologues sont désormais en mesure d’extraire des informations qui nous permettent de mieux appréhender les dinosaures en tant qu’animaux vivants : leurs modes de déplacement, le rythme de croissance et parfois même leur couleur.
Nous ne devons certainement pas cette série de découvertes paléontologiques à un afflux de financements ; les postes de chercheur sont rares dans ce domaine. Mais la discipline s’internationalise, et de plus en plus de personnes sont formées et travaillent dans leur pays. En outre, les changements de régime ouvrent parfois des perspectives : ainsi, l’effondrement imminent de l’Union soviétique nous a ouvert, en 1990, le pays des merveilles fossiles du désert de Gobi, en Mongolie, un terrain qui était resté inaccessible aux chercheurs occidentaux pendant plus de soixante ans.
C'est là, dans le cadre de l’expédition scientifique conjointe du Muséum américain d’histoire naturelle et de l’Académie des sciences de Mongolie, que j’ai dirigée avec Mark A. Norell, que nous avons découvert en 1993 un site extraordinairement riche. L’un de nos véhicules s’était enlisé dans le sable. Pendant que les chauffeurs le dégageaient, nous avons décidé d’explorer brièvement des falaises toutes proches que nous avions laissées de côté lors de nos deux saisons de fouilles précédentes.
En l’espace d’une matinée, nous avons compris que nous étions tombés sur un trésor : des dizaines de squelettes de dinosaures, une multitude de squelettes fragiles de mammifères et de lézards, des nids avec des œufs contenant des embryons et des dinosaures en train de faire leur nid étaient éparpillés sur le sol d’un amphithéâtre rocheux pas beaucoup plus grand qu’un terrain de base-ball. Les oviraptors que nous avons trouvés blottis sur une couvée d’œufs ont été les premières preuves tangibles de ce qui n’était jusqu’alors qu’une hypothèse : les soins parentaux existaient chez les dinosaures.
Les fossiles du désert de Gobi ainsi que des couches de terrain du nord de la Chine recèlent également d’extraordinaires échantillons de minuscules mammifères ressemblant à des musaraignes qui donnent des pistes sur les origines du groupe moderne de mammifères auquel nous appartenons. Les découvertes se poursuivent, notamment celle, à Madagascar, d’un crâne remarquablement préservé d’un mammifère ressemblant à une marmotte, âgé de 70 millions d’années.
Depuis 2000, nous avons identifié cinq types d’hominidés primitifs, nos proches parents préhistoriques. Et si vous pensez que les fossiles ne livrent que des informations sur des évolutions survenues il y a plusieurs millions d’années, détrompez-vous. Pas plus tard qu’il y a 50 000 ans – une fraction de seconde à l’échelle du temps long de la paléontologie –, au moins trois et peut-être quatre espèces de la lignée humaine cohabitaient sur notre planète. Pourtant, dans ce court intervalle de temps, il n’y a que la nôtre qui ait passé avec succès le crible de l’évolution.
Comme toujours lorsqu’on repousse les frontières du savoir, des problèmes se posent et des perspectives s’ouvrent. Certaines régions du monde comme l’Afrique du Nord détiennent peut-être la clé pour comprendre l’évolution des principaux groupes d’animaux, mais elles sont encore insuffisamment explorées. Si certaines zones deviennent accessibles à la faveur des évolutions politiques, d’autres cessent de l’être quand y éclatent des conflits. Le pillage de fossiles est monnaie courante dans de nombreuses régions, et il faut y mettre fin avant que cela n’empêche l’avancée des connaissances.
Il est d’autant plus important de résoudre ces problèmes que l’on sait ce que la science paléontologique apporte au savoir humain. L’étude des seules espèces vivantes n’aurait pas permis de deviner l’existence de libellules grosses comme des mouettes ou de dinosaures de la taille de grandes baleines capables de vivre sur la terre ferme. De telles découvertes fournissent des indications précieuses sur la capacité des organismes à évoluer, à s’adapter et à survivre. Après tout, les sauropodes se sont maintenus pendant environ 150 millions d’années. Ce n’est pas ce qu’on appelle une expérience d’évolution ratée.
— Michael J. Novacek est un paléontologue américain.
— Cet article est paru dans The New York Times le 8 novembre 2014. Il a été traduit par Catherine Mantoux.
[post_title] => Combien pèse un dinosaure ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => combien-pese-dinosaure [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-06-25 14:53:47 [post_modified_gmt] => 2020-06-25 14:53:47 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=86430 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 86445 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-07-02 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-07-02 07:00:00 [post_content] =>Le mammouth et le tigre à dents de sabre ne sont que deux des animaux emblématiques de la mégafaune, cet ensemble d’espèces animales de grande taille dont la disparition s’est échelonnée entre 48000 et 10000 avant notre ère. Comme pour toutes les extinctions de masse, plusieurs hypothèses ont été émises, mais la plus connue est celle de Paul S. Martin. Pour ce paléoécologue américain, c’est la chasse à outrance pratiquée par les hommes du pléistocène qui en serait la cause.
Dans End of the Megafauna, le paléomammalogiste Ross MacPhee examine cette idée à la loupe, en pèse le pour et le contre et explique l’attrait qu’elle exerce toujours. S’agirait-il, pour paraphraser Aldous Huxley, d’une « belle hypothèse réduite à néant par un vilain petit fait » ?
Paul S. Martin a formulé sa thèse dans les années 1960 : quand nos ancêtres ont essaimé sur la planète et investi de nouveaux territoires, ils ont chassé la mégafaune jusqu’à en provoquer l’extinction. Dans les Amériques, surtout, il semble y avoir eu un lien étroit entre l’apparition des humains et la disparition de ces grands animaux. Martin a défendu cette idée tout au long d’une carrière de cinquante ans qui a culminé en 2005 avec la publication de son livre « Le crépuscule des mammouths » 1.
MacPhee commence par expliquer à quoi ressemblait le monde au cours du quaternaire (qui a commencé il y a 2,6 millions d’années), avec son climat marqué par de nombreuses périodes glaciaires et des épisodes interglaciaires plus chauds, et sa mégafaune singulière comprenant des paresseux terrestres, d’énormes oiseaux incapables de voler et des espèces plus exotiques comme les glyptodons ou les gomphothères (lesquels pesaient des centaines de kilos, voire plusieurs tonnes). Le livre est illustré par de magnifiques planches de Peter Schouten, qui donnent vie aux paysages et aux animaux de l’époque.
L’essentiel de l’ouvrage porte toutefois sur les deux principales théories à propos des extinctions : le changement climatique et, surtout, la chasse à outrance. En se fondant notamment sur le peuplement des Amériques, Martin supposait que, dans leur migration du nord au sud du continent – de l’Alaska à la Patagonie –, les humains avaient anéanti en un millénaire environ toute la faune sur leur passage – il parle même à ce propos de blitzkrieg. Et il voyait ce même processus à l’œuvre dans des extinctions plus récentes à d’autres endroits du globe. L’idée, saisissante, était rendue crédible par le fait que l’extinction d’espèces insulaires telles que le dodo était de toute évidence due à la chasse pratiquée par les humains.
Pourtant, souligne MacPhee, quand on y regarde de plus près, il y a plusieurs choses qui clochent. Des espèces qui n’étaient pas chassées (tels le cheval et le chameau) ont disparu, alors que d’autres qui l’étaient (tel le bison) ont survécu – avant d’être quasi exterminées à une époque plus récente. La datation est essentielle ; or les données livrées par l’archéologie et l’ADN fossile donnent de plus en plus à penser que les Amériques ont été peuplées avant l’apparition de la culture Clovis, il y a 12 000 ans. En Afrique et en Eurasie, pendant ce temps, les humains et la mégafaune ont cohabité « harmonieusement » pendant des milliers d’années.
Martin invoquait aussi la naïveté des proies : n’ayant jamais rencontré d’humains, les animaux de grande taille étaient selon lui dépourvus d’instinct de fuite. Cela est vrai de certaines espèces insulaires mais paraît peu plausible chez les animaux continentaux. On voit mal comment des groupes de chasseurs-cueilleurs munis d’armes de l’âge de la pierre auraient pu causer une telle hécatombe. Des études ethnographiques montrent que les humains peuvent s’unir brièvement pour des expéditions de chasse annuelles mais qu’ils se dispersent par la suite. Enfin, on ne dispose d’aucune preuve archéologique de l’existence de sites de tueries de masse.
MacPhee en conclut que cette piste de recherche nous a menés dans une impasse. Bien que des arguments solides militent en faveur de l’hypothèse de la chasse à outrance, qui a de toute évidence été la cause de certaines extinctions, il est manifestement impossible de généraliser à partir de ces quelques cas.
Comme le note aussi Ross MacPhee, il est séduisant d’attribuer les extinctions à une cause unique, et les médias sont friands de ce genre d’explications univoques. Le débat autour de l’extinction crétacé-paléogène qui s’est produite il y a 66 millions d’années en est un parfait exemple (impact massif d’astéroïde, activité volcanique intense ou bien un peu des deux ?). Et la question n’intéresse pas qu’une poignée de spécialistes. MacPhee fait une remarque très perspicace : l’hypothèse de la chasse à outrance influe sur l’idée que nous nous faisons de l’actuelle crise d’extinction, et stopper ce processus nous apparaît comme un devoir moral afin de racheter notre péché passé.
— Leon Vlieger est un biologiste néerlandais.
— Cet article est paru sur son blog, The Inquisitive Biologist, le 24 décembre 2018. Il a été traduit par Laurent Bury.
[post_title] => Pléistocène : pourquoi les mammouths ont disparu ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => pleistocene-pourquoi-mammouths-disparu [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-07-23 11:04:59 [post_modified_gmt] => 2020-07-23 11:04:59 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=86445 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 86454 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-07-02 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-07-02 07:00:00 [post_content] =>Selon les scientifiques, il existe sur Terre plus de 400 000 espèces de plantes, dont la moitié au moins sont comestibles par les êtres humains. En fait, nous pourrions tout à fait cuisiner 300 000 espèces végétales. Et pourtant, nous n’en utilisons qu’une fraction. Homo sapiens, la plus cosmopolite des espèces, qui prospère parce qu’elle est généraliste, ne mange que quelque 200 plantes. De manière étonnante, trois cultures seulement – le maïs, le riz et le blé – représentent plus de la moitié des calories et des protéines que nous tirons des végétaux.
Curieusement, on n’a fait que quelques rares tentatives pour expliquer pourquoi nous consommons si peu d’espèces parmi toutes celles qui sont comestibles. Leur goût n’est pas la réponse. Ni leur valeur nutritionnelle. Les plantes que nous mangeons ont été améliorées par des générations de sélections au cours desquelles les agriculteurs ont favorisé les espèces ayant la meilleure palatabilité, la plus grande valeur nutritionnelle et le rendement le plus élevé. Même si l’on déteste le brocoli, il est probable qu’il ait plus de goût que la plupart des 300 000 autres espèces comestibles. Les plantes sauvages ont le goût de plantes sauvages parce qu’elles sont restées des plantes sauvages. Mais pourquoi ?
Dans son essai De l’inégalité parmi les sociétés, le géographe Jared Diamond explique que la raison de notre régime alimentaire limité tient aux plantes elles-mêmes. Il affirme que, aux débuts de l’agriculture, nos ancêtres ont su identifier de manière remarquablement efficace les rares espèces pouvant être domestiquées – c’est-à-dire celles qui n’étaient pas toxiques. La logique semble imparable, et il est vrai que la grande majorité des 400 000 espèces végétales de la planète contient des défenses chimiques – des poisons – pour se protéger des herbivores.
Mais, malheureusement pour la théorie de Diamond, plusieurs de nos principales cultures sont également bourrées de toxines, à tel point que, si on les introduisait aujourd’hui, on les considérerait probablement comme impropres à la consommation. Citons la tomate, sa cousine la pomme de terre et de nombreux autres tubercules et racines comme le manioc, qui contient du cyanure, le taro, truffé d’oxalates, et l’igname, doté de défenses chimiques qui imitent les hormones féminines.
En fait, de nombreuses plantes que nous cultivons et trouvons délicieuses, comme les piments, la moutarde, le raifort et le wasabi, sont appréciées précisément parce qu’elles sont riches en substances chimiques potentiellement nocives. Ce qui distingue les cultures alimentaires des autres plantes n’a rien à voir avec le goût, la valeur nutritive ou le fait qu’elles contiennent des poisons. Les plantes que nous mangeons sont atypiques en raison de leur vie sexuelle particulièrement fade.
De nombreux biologistes pensent que, s’il existe autant d’espèces de plantes à fleurs, c’est parce que chacune d’elles a développé une dépendance à une espèce unique d’insecte qui a évolué parallèlement à la plante pour la polliniser. En d’autres termes, ce sont des plantes avec une vie sexuelle élaborée. Plus le mécanisme de pollinisation par un insecte est inhabituel, plus la différentiation génétique entre les plantes est importante, presque comme si elles avaient évolué sur des îles différentes.
C’est la raison pour laquelle il existe quelque 25 000 espèces d’orchidées. Ce sont les exhibitionnistes coquines du monde végétal. Nombre d’entre elles arborent des fleurs extrêmement complexes qui ont évolué de manière à faire croire aux abeilles ou aux guêpes mâles qu’elles pouvaient s’accoupler avec elles, assurant ainsi leur pollinisation régulière. Ce processus explique pourquoi nous ne cultivons pas les orchidées pour notre alimentation. Séduire les abeilles et les guêpes est un mode de fonctionnement possible pour quelques fleurs, mais il n’est pas applicable à l’échelle de l’agriculture. Il n’y aurait pas assez de guêpes ou d’abeilles mâles pour polliniser toute une récolte, et, si tel était le cas, nul doute qu’elles se lasseraient rapidement ou se rendraient compte de l’astuce. Et surtout, parce que les guêpes ne se trouvent pas partout, la culture des orchidées ne serait pas possible en dehors de leur aire de répartition d’origine.
En revanche, la plupart des cultures alimentaires peuvent être pollinisées par toutes sortes d’insectes. Elles peuvent donc être cultivées dans le monde entier en se faisant féconder par les insectes disponibles. Les cultures les plus communes – le blé, le maïs et le riz, donc – sont des herbes qui dépendent du vent pour leur pollinisation. D’autres, comme la pomme de terre et l’igname, se propagent de manière végétative et sont rarement multipliées au moyen de semences. D’autres encore – comme le colza –, qui seraient naturellement pollinisées par des insectes, le sont par le vent lorsqu’on les cultive à l’échelle industrielle.
Un régime alimentaire végétal plus aventureux est possible. Mais il devrait s’adapter à la vie sexuelle inventive des plantes que nous choisirions d’y inclure.
— John Warren est professeur de botanique à l’université d’Aberystwyth, au Royaume-Uni.
— Cet article est paru sur la plateforme internationale d’analyses et de commentaires Project Syndicate le 14 janvier 2016. Il a été traduit par Julia Gallin.
[post_title] => Pourquoi nous ne mangeons pas les orchidées [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => pourquoi-mangeons-pas-orchidees [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-06-25 15:25:36 [post_modified_gmt] => 2020-06-25 15:25:36 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=86454 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 86465 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-07-02 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-07-02 07:00:00 [post_content] =>La touffeur de la forêt nous coupe le souffle. L’humidité ambiante se confond avec la transpiration de la peau. Lorsque le soleil est au zénith, une angoisse muette plane au-dessus de la canopée : personne ne résiste à la canicule.
Lors de notre visite à la station biologique Chajul, dans la forêt lacandone [dans l’État du Chiapas, dans le sud-est du Mexique, à la frontière avec le Guatemala], le niveau de la rivière Lacantún était plus bas qu’à l’ordinaire : il n’avait pas plu depuis longtemps. Nous avons avancé dans notre canot à moteur pour essayer de trouver un point d’où, malgré le nuage de fumée produit par les brûlis du village voisin, le photographe Santiago Arau pourrait faire décoller son drone afin d’observer du ciel à la fois la majesté des arbres et la dévastation croissante de la réserve de biosphère de Montes Azules.
Lorsque nous avons enfin trouvé le bon endroit pour faire voler le drone, Julia Carabias est apparue à l’écran pour nous expliquer les limites territoriales de la réserve et l’emplacement des implantations illégales qui constituent aujourd’hui l’une des plus grandes menaces pour la conservation d’un site abritant l’une des biodiversités les plus riches du monde.
« Julia est infatigable, nous dit sa complice et collaboratrice Rosaura Cadena. Non seulement elle peut passer des heures à mesurer les plantes ou le niveau de la nappe phréatique et à ramasser les ordures sans s’arrêter une seconde, mais elle le fait toujours avec le même enthousiasme. » Après ces journées exténuantes, la biologiste de la conservation profite des soirées pour développer l’un des projets phares de la station : la formation des jeunes.
Pendant notre séjour, Julia Carabias a passé toute une soirée à nous projeter un diaporama expliquant que la déforestation progresse dans la forêt lacandone, que les écosystèmes peuvent mettre des siècles à se régénérer et que les politiques de conservation ont permis le rétablissement de populations d’espèces animales menacées. Elle en a consacré une autre à travailler avec l’un des jeunes bénéficiaires du système de bourses que son association, Natura y Ecosistemas Mexicanos, a créé en collaboration avec des ONG : le garçon veut devenir chef cuisinier et travailler dans l’une des structures d’écotourisme de la région. Des centaines d’enfants et d’adolescents sont venus participer à des ateliers de sensibilisation à la protection des ressources naturelles. Certains d’entre eux se sont vu accorder une bourse pour se former à la biologie ou à la gastronomie, dans l’idée qu’ils retournent ensuite dans leurs villages pour y lancer des projets de développement en lien avec la conservation.
Après une longue carrière dans l’administration et des organisations internationales telles que l’ONU – ce qui lui a notamment valu la médaille Belisario Domínguez, la plus haute distinction décernée par l’État mexicain, et une chaire au Collège national [l’équivalent du Collège de France] –, Carabias fonde en 2005 Natura y Ecosistemas Mexicanos avec le biologiste Javier de la Maza. L’association consacre l’essentiel de ses efforts au suivi d’espèces animales menacées et à l’élaboration de projets de développement durable pour les villages bordant la réserve de biosphère de Montes Azules – par exemple, des structures d’écotourisme qui permettent aux visiteurs de faire l’expérience de la forêt sans l’endommager et génèrent des revenus ou des emplois pour la population locale.
La région de la forêt lacandone abrite des espèces animales menacées comme l’ara rouge, le jaguar et le tapir, environ la moitié des espèces d’oiseaux, un peu moins de la moitié des papillons diurnes et un quart des mammifères du Mexique. On estime aujourd’hui que seulement 10 % de la superficie est en bon état de conservation ; 5 % est classée aire naturelle protégée. La région a été toujours été très convoitée en raison de la richesse de ses ressources naturelles. De l’exploitation du bois d’acajou par des compagnies forestières britanniques et espagnoles, à la fin du XIXe siècle, aux invasions territoriales et au trafic d’espèces d’aujourd’hui, la forêt lacandone a été constamment assiégée. Sans le travail de Natura, les dégâts seraient bien plus importants.
La population qui y vit appartient principalement à trois peuples indiens mayas : les Lacandons, les Ch’ols et les Tzeltals. Dans les années 1970, la création d’une entité territoriale, la Communauté lacandone, entraîna des transferts de population complexes parmi les groupes ethniques vivant dans la région. Les Lacandons se virent concéder des terres les premiers, puis, quelques années plus tard, ce fut au tour des peuples ch’ol et tzeltal. Certains de leurs membres vivaient déjà sur le territoire, mais la plupart venaient des hautes terres des États du Chiapas et du Tabasco, ce qui compliqua la question des droits fonciers. En 1978 fut créée la première aire naturelle protégée de la région, la réserve de biosphère de Montes Azules. La lutte pour le contrôle du territoire a été tendue et parfois violente. Au cours des cinquante dernières années, la forêt lacandone a perdu les trois quarts de ses écosystèmes naturels, du fait de conflits de propriété, de concessions illégales de terres et d’« invasions ».
Rien qu’entre 2002 et 2007, on a dénombré plus de 30 implantations irrégulières dans la réserve de biosphère de Montes Azules, dont la plupart ont été déplacées, au terme de longs processus de négociation, sur d’autres terres de la Communauté lacandone mais en dehors de la réserve. À cette occasion, le gouvernement mexicain avait dépensé près de 1,5 milliard de pesos [environ 120 millions d’euros] pour indemniser les communautés expulsées, même si, bien sûr, une bonne partie de cette somme s’est volatilisée en cours de route. Entre 2013 et 2014 commença une nouvelle vague d’invasions et de régularisation des droits fonciers. Une fois de plus, les Lacandons et Julia Carabias s’y opposèrent ; c’est sans doute ce qui valut à la biologiste de se faire enlever en avril 2014.
« C’était la semaine avant Pâques », me raconte Julia au cours du dernier des six entretiens que j’ai eus avec elle. Cette fois, elle va parler de l’enlèvement dont elle a été victime.
Elle avait décidé de profiter de quelques jours de vacances pour accompagner dans la forêt des étudiants du Centre de recherche sur le changement mondial et le développement durable avec qui elle travaillait dans l’État voisin du Tabasco. À l’époque, son opposition à la régularisation des invasions lui attirait des menaces.
Arrivés à la station Chajul, ils se lancèrent dans un travail de terrain intense au cours duquel Julia Carabias attrapa une insolation. De retour à la station, elle décida de prendre du paracétamol, ce qu’elle ne faisait jamais. « Ça m’a assommée. Et puis, aux alentours de 22 heures, une des étudiantes est venue me secouer pour me prévenir qu’un de ses camarades était pris de convulsions. »
Elle s’habille en deux temps trois mouvements et se précipite dans le bâtiment où logent les étudiants. L’un d’eux fait une crise d’épilepsie. Ils parviennent à le calmer. De retour dans sa chambre, Carabias s’inquiète : « Ben ma vieille, cette gamine n’a eu aucun mal à parvenir jusqu’à ton lit… », et, pour la première fois de sa vie, elle ferme sa chambre ainsi que le bâtiment des chercheurs à clé. Il n’y a personne d’autre à la station cette nuit-là. « Encore sous l’effet du paracétamol, je me retrouve dans un état de demi-sommeil, et là, tout d’un coup, je vois des lumières de torches au plafond. »
« Crac ! Soudain, j’entends qu’on déchire la moustiquaire et qu’on se dirige vers ma chambre. Ils essaient de forcer le verrou sans y arriver, ils tapent à la porte, ils crient. Quand je sens qu’ils sont sur le point d’entrer dans ma chambre, je cherche à m’enfuir, mais là, je tombe sur deux types armés de kalachnikovs. Les étudiants sont allongés par terre, le gardien a été maîtrisé. »
Les hommes cagoulés lui disent qu’ils viennent de la part du sous-commandant Marcos, ce qui est absurde : elle cherche à rencontrer le leader zapatiste depuis plusieurs mois. Elle demande à aller chercher ses chaussures de marche et quelques médicaments, sans quoi elle ne fera pas long feu. L’un des hommes retourne lui chercher sa boîte de paracétamol et lui prend dans la remise une paire de chaussures trop grandes pour elle.
Ils lui bandent les yeux et la font monter dans un canot à moteur. Elle essaie de deviner s’ils se dirigent vers l’amont ou vers l’aval. Impossible. La seule chose qui pourrait lui permettre de s’orienter, ce serait de palper la végétation. À peine sortie du bateau, elle s’accroupit pour toucher les plantes et comprend immédiatement qu’elle ne se trouve pas dans la forêt mais dans le secteur des exploitations agricoles collectives, les ejidos, car c’est de l’herbe qui tapisse le sol. Arrivés à un pont, ils montent jusqu’à la route. Les hommes envoient avec leurs torches des signaux qui restent sans réponse. Une voiture passe, et ses ravisseurs la précipitent à terre. « OK, il y a un truc qui a foiré dans leur plan », se dit Carabias. Lorsque le véhicule s’éloigne, ils se relèvent et reprennent la route. Ils arrivent à un point que Carabias reconnaît : ils ont franchi la frontière guatémaltèque. Ils font une halte devant un arbre à l’aube, l’enchaînent par un pied au tronc et s’écartent pour délibérer.
Suivent des heures d’attente et de pourparlers. Il y a eu un raté, quelqu’un a fait une boulette ou bien il y a eu un imprévu qui a obligé à revoir l’opération. Toujours est-il que Carabias engage la conversation avec ses ravisseurs, tandis que Javier de la Maza et Rosaura Cadenas, avec qui la biologiste a mené tous ses combats, élaborent une stratégie de négociation avec l’aide d’une unité anti-enlèvements de la police.
Les heures passent et Carabias commence à avoir froid, faim et surtout soif : « Je savais que nous étions du côté des ejidos ; si ces types ne m’abattaient par sur place, c’est une dysenterie qui me tuerait si je buvais l’eau des ruisseaux où s’abreuve le bétail. »
Les appels de demande de rançon se succèdent, les ravisseurs exigent 10 millions de pesos [environ 400 000 euros]. Carabias fait connaître sa position dès le premier appel passé à Javier de la Maza avec un téléphone portable des ravisseurs : « Je leur ai expliqué que nous n’étions absolument pas en mesure de rassembler ne serait-ce qu’un dixième de la somme qu’ils réclamaient. »
Finalement, après les menaces et plusieurs moments de tension, les ravisseurs reviennent et demandent : « Mais avec tout ça, vous êtes qui, madame ? » C’est la première fois qu’ils la traitent avec respect. « Vous auriez peut-être dû chercher à le savoir avant de faire tout ce cinéma, non ? Bon, allez, asseyez-vous et je vais vous le dire », rétorque-t-elle. « Nous nous sommes assis en cercle et j’ai commencé à leur parler des problèmes de la déforestation, du fait que la faune ne peut plus vivre comme avant, de la pollution des cours d’eau et du changement climatique, autant de choses qui ont aussi fait augmenter la pauvreté. Je leur ai raconté ce que nous faisons à la station, les projets de développement que nous avons lancés dans la région, avec des personnes de leur communauté, d’ailleurs, et qui ont amené des emplois et de la richesse sans avoir à déboiser. »
Ils ont peu à peu compris la situation, et, quand ils ont réalisé que leurs chefs les avaient lâchés ou trompés et que les tractations n’avaient aucune chance d’aboutir, ils ont décidé de lui rendre sa liberté. Non sans avoir demandé au préalable à se prendre en photo avec elle. Ils ont scellé la paix avec une photo dont Carabias ne conserve qu’un souvenir étrange et triste. Elle a marché toute la nuit dans la direction que ses assaillants lui avaient indiquée et, à l’aube, a croisé un paysan qui l’a ramenée à la station sur sa moto. Elle est arrivée déshydratée et les pieds en sang. Tout le monde était en pleurs, le visage défait.
Dans un pays où près de la moitié de la population vit dans la pauvreté ou l’extrême pauvreté, la question du développement durable se pose en termes particuliers : « On ne peut pas freiner la croissance économique quand 80 millions de personnes ont du mal à se nourrir ou à accéder aux services de base. D’où la nécessité de promouvoir d’autres formes de croissance, idéalement avec des énergies propres qui ne produisent pas de gaz à effet de serre, des ressources naturelles renouvelables et des investissements conséquents dans des programmes d’éducation et de sensibilisation à d’autres modes de consommation. » Mais tout cela semble à mille lieues des objectifs du gouvernement actuel.
L’un des projets touristiques phares du président Andrés Manuel López Obrador concerne le Sud-Est tropical humide du Mexique : une ligne de chemin de fer, le très controversé « train maya », doit relier la péninsule du Yucatán à l’État du Chiapas dans le but de créer « des centaines de milliers d’emplois dans la région ».
« D’accord, cela va apporter des emplois, mais cela ne peut pas se faire au détriment de ce qu’il reste des écosystèmes naturels de la péninsule du Yucatán, s’insurge Carabias. Le train maya, c’est parfait dans les secteurs où il existe déjà des voies ferrées, à condition que cela se fasse dans le strict respect de l’impact environnemental et de la réglementation sur l’utilisation des terres. Mais le tronçon que l’on veut construire est inacceptable. Il est aussi prévu de créer deux villes de 50 000 habitants là où il n’y a pas de population aujourd’hui. C’est-à-dire qu’on va y transplanter des personnes d’ailleurs. Et dans quel but ? Pour accueillir les millions de touristes que l’on attend sur place, on va anéantir ces derniers espaces naturels de la forêt maya parce qu’on les considère comme des terres improductives. Bref, c’est aux antipodes de ce qu’il faut faire aujourd’hui, et le gouvernement ne mène aucune réflexion sur ce que peut être une croissance sans destruction des ressources naturelles. »
Un élément central de la vision environnementale de Julia Carabias est précisément de ne pas opposer conservation et croissance économique : « La croissance doit être découplée de la consommation de ressources ; plus de croissance, moins de consommation de ressources. » Comment y parvenir ? « Entre autres, en utilisant des énergies alternatives et non des énergies fossiles », une idée qui fait aujourd’hui consensus dans les pays développés, alors qu’ici on défriche la mangrove et on aplanit le terrain pour construire une grande raffinerie. Malheureusement pour le combat que Carabias et son équipe mènent depuis des décennies en faveur de toutes les espèces vivantes du Mexique, l’idée du long terme, la primauté de la vie et la défense de valeurs sont contraires à l’obtuse « logique » à court terme des politiciens.
Comme le déplorait récemment la dirigeante amérindienne María de Jesús Patricio Martínez, dite Marichuy, dans un entretien accordé au quotidien espagnol El País, le gouvernement mexicain ne s’intéresse aux communautés autochtones que pour leur folklore et la prétendue légitimité ancestrale qu’il peut obtenir d’elles. S’il a vraiment la volonté de remédier à des siècles d’abandon et de cupidité dans des territoires comme celui de la forêt lacandone, poursuivait Marichuy, il doit commencer par favoriser des modes de développement compatibles avec leur préservation et leur pérennité.
« Je continue et continuerai à travailler dix-huit heures par jour parce que c’est ma vie et que c’est ma passion », affirme Julia Carabias. Malgré les dangers, l’épuisement des ressources, le passage des années et la fatigue qui s’accumule.
— Diego Rabasa est un journaliste, écrivain et éditeur mexicain.
— Cet article est paru dans le mensuel mexicain Gatopardo le 29 novembre 2019. Il a été traduit par Isabelle Lauze.
[post_title] => Au Mexique, Julia Carabias veille sur la forêt [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => mexique-julia-carabias-veille-foret [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-07-02 15:40:26 [post_modified_gmt] => 2020-07-02 15:40:26 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=86465 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 86880 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-07-02 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-07-02 07:00:00 [post_content] =>La forêt tropicale humide est l’écosystème le plus riche en biodiversité : chaque kilomètre carré recèle des centaines d’espèces d’arbres, d’oiseaux et de mammifères, ainsi que d’innombrables autres organismes vivants. L’idée que ces espaces pourraient se vider de toute vie animale paraît donc ridicule. Et pourtant, les oiseaux, les mammifères et d’autres espèces sont bel et bien en train de disparaître des forêts d’Indonésie. Le « syndrome de la forêt vide » devient de plus en plus une réalité dans le pays. C’est le biologiste américain Kent H. Redford qui, en 1992, a forgé le concept de la « forêt vide » dans un article scientifique pour parler des forêts qui avaient perdu tous leurs grands mammifères.
La forêt elle-même peut être écologiquement intacte, posséder de grands arbres et présenter une canopée bien structurée, mais la chasse et la collecte de faune sauvage en ont éliminé presque tous les grands animaux.
J’ai un bon exemple de forêt vide près de chez moi, au siège du Centre de recherche forestière internationale (Cifor), à Bogor, sur l’île de Java. Cette petite zone forestière, dont les arbres atteignent une taille non négligeable, est entièrement entourée de villages. Le site est souvent choisi pour le tournage de sinetrons, les feuilletons indonésiens. Si vous avez déjà vu à la télévision des guerriers javanais mystiques voler dans les airs, il y a des chances qu’ils aient été filmés dans la forêt du Cifor.
Mais, à part les acrobaties des maîtres de kung-fu, il n’y a pas beaucoup d’activité dans cette forêt. Pas d’oiseaux qui chantent, pas de geckos lançant des cris d’appel, rien qui remue par terre, et je n’y ai pas vu d’écureuils depuis belle lurette. Il y règne un silence étrange. Je ne sais pas exactement ce qu’est devenue la faune de cette forêt, mais le plus probable est qu’on ait chassé presque tous ses mammifères et ses oiseaux.
Le lotissement où j’habite, à Djakarta-Sud, offre un contraste intéressant. Il est entièrement ceinturé de banlieues, mais les promoteurs ont conservé bon nombre de grands arbres, et les maisons ont des jardins avec des buissons et des arbustes. Même si la végétation du lotissement est loin d’être aussi naturelle que la forêt du Cifor, j’y ai dénombré à ce jour 40 espèces d’oiseaux, 7 de mammifères – j’y aperçois régulièrement des loutres, entre autres – et 9 de reptiles et de batraciens. Le matin, surtout, la cacophonie des cris d’oiseaux se mêle au brouhaha des embouteillages voisins. Pour autant que je sache, la principale différence entre ces deux espaces est que, dans un cas, les habitants du coin capturent des animaux à tout-va et que, dans l’autre, ils ne le font pas.
La capture et la chasse de la faune ne se limitent toutefois pas à des zones densément peuplées comme la province de Java occidental. Les programmes de suivi de la faune sauvage par piégeage photographique dans des forêts de l’intérieur de Kalimantan (la partie indonésienne de l’île de Bornéo), situées à au moins 100 kilomètres de la ville la plus proche, montrent que les braconniers n’hésitent pas à s’aventurer dans les secteurs les plus reculés pour capturer ou collecter des spécimens d’espèces prisées. Ils recherchent des produits forestiers de valeur, comme le calambac (ou bois d’aloès), utilisé par la médecine traditionnelle et l’industrie des cosmétiques, mais ils chassent aussi toute la faune d’intérêt commercial : les fourmiliers, les calaos – dont le bec est très prisé par les guérisseurs – et les oiseaux chanteurs.
Un kilo de bon bois d’aloès vaut 400 millions de roupies [environ 25 000 euros], un pangolin, ou fourmilier écailleux, peut rapporter 2 millions [125 euros] et un bulbul à tête jaune, très apprécié comme oiseau de compagnie et aujourd’hui quasiment éteint à l’état sauvage, une somme équivalente. De toute évidence, ces expéditions de collecte et de chasse sont très rentables. D’un bout à l’autre de l’Indonésie, les humains s’enfoncent de plus en plus profondément dans les forêts pour y prélever tout ce qui a une valeur marchande ou nutritive.
Il existe en Asie du Sud-Est une très forte demande d’animaux sauvages, morts ou vifs. Geckos, calaos, pangolins, pythons, cacatoès et toutes sortes d’oiseaux chanteurs figurent parmi les nombreuses espèces qui font l’objet d’un commerce florissant dans la région. Ce qui fait fureur en ce moment, c’est l’écureuil volant, charmante petite bête à la fourrure soyeuse qui se vend par milliers en tant qu’animal de compagnie. Comme l’archipel indonésien possède encore les plus vastes forêts d’Asie du Sud-Est et que la faune sauvage a été décimée sur le continent, le pays est en passe de devenir le principal fournisseur de la région.
Pour éviter le syndrome de la forêt vide en Indonésie, il faut donc agir de toute urgence. Une meilleure gestion des aires protégées serait un bon début, mais surveiller toutes les zones forestières et marines reculées relève de la mission impossible. Le moins que le gouvernement puisse faire est d’affirmer haut et fort que l’Indonésie possède un trésor naturel qu’elle risque de perdre si elle ne trouve le moyen d’encadrer durablement la chasse. Il ne serait pas inutile d’actualiser la liste des espèces protégées et de la diffuser (la version actuelle date pour l’essentiel de l’époque où le pays était une colonie néerlandaise) et d’étendre l’interdiction des activités nuisibles au braconnage d’espèces menacées.
Les instances officielles chargées de la protection de l’environnement y travaillent. C’est un effort louable. J’ai eu accès en 2012 à un projet de loi visant à réformer la législation sur la protection de la nature. Le texte était convaincant et prévoyait toute une batterie de sanctions contre l’utilisation de pièges et de collets. Cette loi a suscité un intense débat, certains jugeant le montant des amendes excessif. L’article 87 prévoyait ainsi une amende de 10 milliards de roupies pour la pose d’un collet et l’article 86 une amende de 7 milliards pour la capture, la mise à mort ou le commerce d’espèces protégées. Dans la loi de 1990 qui est en vigueur, les amendes ne dépassent pas 200 millions de roupies.
Peu importe, au fond, le montant de ces amendes puisque les contrevenants sont rarement condamnés, pour ne pas dire jamais. J’imagine mal un juge infliger une amende de 10 milliards de roupies à un braconnier qui aurait posé un collet dans la forêt. Il vaudrait mieux prévoir des sanctions moins lourdes qui auraient plus de chances d’être appliquées. Quoi qu’il en soit, à ma connaissance, ce projet de loi n’a toujours pas été adopté.
Les autorités doivent engager une réflexion sérieuse sur la façon non seulement de préserver les forêts indonésiennes et les nombreux services qu’elles rendent à la société, mais aussi de s’assurer qu’elles soient écologiquement fonctionnelles et qu’elles abritent de la faune sauvage. En fin de compte, une forêt sans animaux c’est un peu comme une voiture sans moteur : la plupart des pièces essentielles sont là, elle peut être belle à regarder, mais vous pouvez toujours essayer de la faire démarrer.
— Erik Meijaard est un biologiste de la conservation établi en Indonésie.
— Cet article est paru dans le quotidien Jakarta Globe le 13 avril 2014. Il a été traduit par Laurent Bury.
[post_title] => Le syndrome de « la forêt vide » [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => syndrome-foret-vide [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-07-24 17:38:06 [post_modified_gmt] => 2020-07-24 17:38:06 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=86880 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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- En Amérique du Nord, le déclin des insectes terrestres s’est arrêté depuis 2000.
- Dix nouvelles espèces d’oiseaux ont été découvertes en 2019.
- Moins de 1 % des espèces ont disparu lors de l’histoire humaine récente.
- Nous pourrions cuisiner 300 000 espèces végétales.
- Bornéo recèle 15 000 espèces de plantes à fleurs.
- Le terme biodiversité a été introduit en 1985 par le biologiste américain Walter Rosen.
- Le réchauffement climatique est favorable aux insectes.
- La part de l’aquaculture dans la consommation mondiale dépasse celle de la pêche d'espèces sauvages.
- L’anthropocène entraînera presque à coup sûr la sixième création d’une nouvelle biodiversité.
- Le dernier loup des Malouines fut abattu en 1876.
- Ernst Haeckel donna le nom de sa femme à deux méduses.
- 700 hôpitaux chinois sont habilités à prescrire des écailles de pangolin.
WP_Post Object ( [ID] => 86894 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-07-02 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-07-02 07:00:00 [post_content] =>Pour la dernière fois de son existence, le papillon de nuit s’est élancé dans le ciel du Trøndelag [région du centre de la Norvège]. Ses ailes évoquaient une peinture abstraite avec leurs touches de noir, de blanc et de brun – un superbe spécimen d’hépiale des brandes.
Était-il en quête d’une compagne ? Une de celles qui se tiennent dans la végétation et attirent à elles les mâles comme lui, dans l’espoir de s’engager dans un corps-à-corps qui peut durer jusqu’à sept heures et se solder par la ponte de 500 œufs ? Quoi qu’il en soit, il a fini par trouver le chemin d’une installation ressemblant à une toile de tente.
Il est entré dedans, est monté, les murs se sont resserrés, il a continué à monter, jusqu’à ce que le toit et les murs se resserrent autour d’un orifice latéral. Il est entré. Et là, il a découvert le carnage. Des monceaux de cadavres, gisant dans une mer d’alcool. Il était trop tard pour notre papillon de nuit, qui a terminé son existence, macule jaunâtre au milieu d’une bouillie de mouches, de guêpes et de collemboles. Il n’a pas trouvé l’âme sœur, mais il n’aura pas non plus vécu en vain. Si l’on veut venir en aide aux insectes, certains d’entre eux doivent en effet mourir.
Notre papillon est mort depuis longtemps quand une main débouche le flacon dans lequel lui et des milliers d’autres ont involontairement donné leur corps à la science. La main est celle d’Arnstein Staverløkk. En ce jour pluvieux de juillet, dans une forêt des environs de Trondheim, son collègue Jens Åström et lui sont dehors pour relever les prises dans 20 flacons installés dans cinq types de milieux différents. Arnstein Staverløkk n’est pas particulièrement enchanté par la météo de cet été dans le Trøndelag. Les insectes n’aiment pas voler sous la pluie. Néanmoins, les pièges sont suffisamment garnis.
Arnstein Staverløkk a toujours été fasciné par les insectes. À l’âge de 4 ou 5 ans déjà, il commençait à retourner les pierres. Ingénieur en chef à l’Institut norvégien de sciences naturelles (Nina), il est au cœur d’un projet pilote lancé par l’Agence norvégienne de l’environnement : comment effectuer au mieux le suivi des populations d’insectes de Norvège ? Son collègue du Nina, Jens Åström, est à la tête du projet, qui se terminera à l’automne. Dans d’autres pays aussi, on expérimente diverses méthodes pour piéger, compter et suivre les populations d’insectes. « Tout le monde se demande où on en est en Norvège. Est-ce que la situation est si grave que ça chez nous ? C’est là qu’on s’est rendu compte qu’on n’avait pas de chiffres », observe Jens Åström.
La nouvelle n’en est pas une : les insectes sont en danger partout dans le monde. Certains ont vu les premiers signes de déclin bien avant les gros titres alarmants de ces dernières années. L’un d’eux est appelé le « phénomène du pare-brise ». Les automobilistes qui étaient jusque-là obligés de jouer régulièrement des essuie-glaces pour évacuer les myriades d’insectes écrasés roulent aujourd’hui avec des pare-brise immaculés. Les inquiétudes se sont vérifiées en 2017 quand une étude allemande a établi que plusieurs réserves naturelles du pays avaient enregistré, en poids, un effondrement de 75 % des populations d’insectes.
À l’automne 2018, la sonnette d’alarme a retenti à nouveau. Des chercheurs avaient comparé les prises des pièges à insectes posés dans la forêt ombrophile de Porto Rico dans les années 1970 à celles relevées au même endroit dans les années 2010. Quarante ans plus tard, on ne dénombrait plus qu’une fraction des insectes recensés au départ.
Ce déclin a plusieurs causes. Si l’agriculture intensive en est peut-être en partie responsable en Allemagne, c’est le réchauffement climatique qui est pointé du doigt dans le cas de la forêt tropicale portoricaine. Par ailleurs, le chamboulement des paysages, l’exploitation forestière, les infrastructures, la pollution, les pesticides et l’introduction de nouvelles espèces ont aggravé la situation des insectes.
Où en est-on ? D’un média à l’autre, la réponse change du tout au tout. Parle-t-on uniquement de quelques fourmilières en moins ? Ou bien tous les insectes vont-ils disparaître d’ici cent ans, comme le prophétisaient certains gros titres en février ? « Personne qui connaisse un tant soit peu les insectes n’ira affirmer qu’ils auront disparu dans cent ans », tranche Anne Sverdrup-Thygeson dans un courriel envoyé d’une station scientifique russe déserte où elle donne un cours sur la biodiversité présente dans le bois mort.
Cette professeure de biologie de la conservation à l’Université norvégienne des sciences de l’environnement et de la vie (NMBU) est notamment l’auteure d’Insectes. Un monde secret, traduit dans plus de 20 pays. Elle estime que ces prophéties apocalyptiques sont colportées par les médias, qui montent en épingle les résultats des études. Elle reconnaît néanmoins que la plupart des entomologistes sont d’accord sur les grandes lignes : « On a des études qui montrent une baisse parfois spectaculaire dans plusieurs régions du globe. Mais on n’a pas encore suffisamment de données pour déterminer un statut à l’échelle mondiale – on ne connaît pas l’ampleur du déclin dans les régions où aucune étude n’est menée. »
La Norvège se consolera (un peu) de savoir que son agriculture est peu développée par rapport à l’Allemagne, par exemple. Là où l’agriculture allemande occupe plus de 30 % de la superficie du pays, l’agriculture norvégienne en couvre à peine 3 %, pointe Anne Sverdrup-Thygeson. « On a de bonnes raisons de croire que le déclin est moins prononcé ici à cause d’un contexte différent – mais, comme je l’ai dit, on manque de données pour le confirmer. »
Le relevage des pièges du Trøndelag est terminé. Les chercheurs du Nina sont satisfaits. Hormis la météo pluvieuse et un piège piétiné par une vache qui passait par là, la collecte s’est bien passée. La prochaine étape, c’est le labo. Arnstein Staverløkk dépose une partie de sa récolte sous le microscope pour un premier tri. En général, il trouve surtout des mouches et autres diptères, mais aussi des guêpes, des coléoptères, des hyménoptères et des papillons de nuit. Après ce tri grossier, Hege Brandsegg prend le relais. L’ingénieure analyse l’ADN des insectes présents dans les échantillons, lesquels peuvent contenir plusieurs centaines d’espèces. L’analyse génétique jouera sans doute un rôle de premier plan dans le suivi des populations d’insectes à l’avenir, car elle est « beaucoup moins chronophage que la méthode traditionnelle d’identification », explique la spécialiste.
Ce sera d’ailleurs peut-être indispensable. Si tout se passe selon le vœu de Jens Åström et que le suivi des populations norvégiennes d’insectes devient permanent, ce sont une centaine de pièges disséminés dans tout le pays qui seront relevés et analysés à intervalles réguliers. Or chaque piège peut contenir jusqu’à 100 000 insectes. Ça veut dire aussi qu’on pourra intervenir plus tôt pour enrayer le déclin, fait remarquer Kristin Magnussen – spécialiste en économie de l’environnement au cabinet d’études Menon Economics, mandaté par le gouvernement norvégien –, rappelant qu’il est souvent bien moins coûteux d’agir en amont. « Une autre manière de présenter les choses, c’est de dire que si, par exemple, le suivi coûte 10 millions de couronnes [900 000 euros] par an, il coûterait chaque année à chaque Norvégien moins de 1 couronne. Ce n’est pas cher payé pour savoir si les insectes, qui nous rendent tant de services, sont en déclin. »
Kristin Magnussen rappelle que certains écologues jugent utile de donner une valeur financière à la nature. Anne Sverdrup-Thygeson les rejoint, en partie. « En général, je suis de ceux qui pensent qu’il faut parler des services écosystémiques et leur donner une valeur marchande. Sauf que, dans le cas présent, je ne suis pas sûre que ce soit bien pertinent », tempère-t-elle. Comme Jens Åström, elle juge hasardeux d’associer une valeur financière au suivi des populations d’insectes, même si elle reste prudente, n’ayant pas encore lu le rapport final du cabinet Menon Economics.
Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : un effondrement du nombre d’insectes aurait des conséquences dramatiques. On en recense actuellement 18 000 espèces en Norvège et près de 1 million dans le monde. Anne Sverdrup-Thygeson rappelle que les oiseaux consomment chaque année, en insectes, l’équivalent du poids de l’humanité tout entière. Une disparition massive des insectes provoquerait une famine chez les oiseaux.
« Et quand ça arrivera aux oiseaux, qu’adviendra-t-il des autres animaux ? Et de nous ? Même si on ne peut pas démontrer l’utilité de chaque espèce, il faut quand même se préoccuper de celles que nous trouvons laides. À la fois pour des raisons égoïstes et parce qu’elles aussi ont le droit de vivre leur drôle de petite vie, ajoute-t-elle. Il faut faire comprendre aux gens que les insectes ne se résument pas aux moustiques qui nous enquiquinent ou aux guêpes qui nous piquent. Sans eux, on n’a aucune chance. S’ils disparaissent, c’en est fini de nous. »
— Magnus Riseng est un journaliste norvégien.
— Cet article est paru dans le quotidien Aftenposten le 16 août 2019. Il a été traduit par Jean-Baptiste Bor.
[post_title] => La Norvège met ses insectes sous surveillance [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => norvege-insectes-surveillance [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-07-02 15:46:08 [post_modified_gmt] => 2020-07-02 15:46:08 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=86894 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 86298 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-07-02 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-07-02 07:00:00 [post_content] =>Plutôt qu’un couple de beaux perroquets illustrant une espèce menacée, certains membres du comité éditorial de Books ont proposé de mettre en couverture des insectes écrasés sur un pare-brise, car les plus gros déficits les concernent. C’eût été moins joli, et paradoxal, car ce qu’on appelle le « phénomène du pare-brise » est précisément le fait que les insectes, jugés beaucoup moins nombreux, ne viennent plus s’y écraser. Encore que l’autre soir, en traversant la Beauce, j’aie dû arrêter ma voiture pour nettoyer le pare-brise, tant les tavelures d’insectes rendaient la conduite dangereuse.
Une succession d’études publiées dans les revues scientifiques alertent depuis des décennies sur la diminution du nombre d’insectes et les conséquences à en attendre pour le maintien de la chaîne alimentaire. Une étude particulièrement alarmante parue en 2017 dans la revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) faisait état d’un déclin massif d’insectes et, par voie de conséquence, de leurs prédateurs dans une forêt tropicale de Porto Rico, imputé au changement climatique. L’article a suscité un déluge de réactions dans les médias, The New York Times et The Guardian en tête, annonçant l’« Armageddon » (l’Apocalypse). En octobre 2019, une étude publiée dans Nature montrait que, dans trois régions d’Allemagne, la population d’arthropodes (insectes et araignées) avait diminué d’environ 70 % entre 2008 et 2017. Deux mois plus tard, la revue Biological Conservation publiait un manifeste signé par vingt-cinq chercheurs et intitulé « Avertissement des scientifiques à l’humanité sur les extinctions d’insectes ».
Tous les spécialistes ne sont pas au diapason, tant s’en faut. L’article publié dans PNAS a fait l’objet d’une réfutation cinglante dans la même revue. Un autre article publié en 2019 dans Biological Conservation et signé par neuf chercheurs mettait en garde contre les conclusions hâtives, soulignant que les études inquiétantes portent en général sur des zones géographiques restreintes et que seule une infime partie des insectes a fait l’objet d’études dans la durée. Toujours en 2019, une enquête menée sur les papillons de nuit en Angleterre montrait que les variations de population sont inattendues et incomprises et que, contrairement à une idée répandue, elles ne sont liées ni à la pollution lumineuse, ni aux pratiques agricoles.
En avril 2020, la revue Science publiait la première méta-analyse de grande amplitude géographique et sur le temps long (remontant parfois jusqu’à 1925). Conclusion : cela dépend beaucoup des endroits et des périodes, et les causes des variations échappent largement à l’analyse. Le réchauffement n’est pas en cause. Une fois les moyennes faites, on constate un déclin du nombre d’insectes terrestres de 9 % par décennie. Mais c’est une moyenne, car en Amérique du Nord, par exemple, le déclin des insectes terrestres a cessé depuis 2000. Les chercheurs constatent, à l’inverse, une progression du nombre d’insectes aquatiques de 11 % par décennie. Cette dernière observation pourrait être liée à une moindre pollution des cours d’eau ; et le déclin des insectes terrestres est moins marqué dans les zones protégées : les mesures ont du bon.
En saluant cette étude dans Science, les chercheuses Maria Dornelas et Gergana Daskalova concluent : « La tentation de tirer des conclusions simples et sensationnelles est compréhensible, car elle mobilise l’attention du public et est susceptible de déclencher des actions nécessaires […]. Mais les messages fondés sur la peur peuvent être contre-productifs. Une telle stratégie présente le risque grave de miner la confiance dans la science et peut conduire au déni, à la lassitude et à l’apathie. Préférer la nuance permet d’équilibrer les études faisant état de déclins inquiétants et celles montrant des évolutions positives encourageantes. L’espoir est un moteur de changement plus puissant que la peur. »
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WP_Post Object ( [ID] => 86910 [post_author] => 8 [post_date] => 2020-07-02 07:00:00 [post_date_gmt] => 2020-07-02 07:00:00 [post_content] =>Les entomologistes appellent cela le phénomène du pare-brise. « Vous verrez que cela parle à tout le monde. On se souvient tous du temps où les insectes venaient s’écraser sur le pare-brise », constate Wolfgang Wägele, directeur de l’Institut Leibniz de recherche sur la diversité animale à Bonn. Aujourd’hui, les automobilistes passent moins de temps à gratter et à frotter. « Je ne suis pas quelqu’un d’émotif, avoue Scott Black, directeur général de la Société Xerces de protection des invertébrés, qui a son siège à Portland, dans l’Oregon. Mais cela me fait quelque chose de ne plus voir tout ce bazar sur le pare-brise. » Certains diront que les voitures actuelles sont plus aérodynamiques et donc moins meurtrières pour les insectes. Mais, lorsqu’il était adolescent dans le Nebraska, Black conduisait une Ford Mustang Mach 1, un modèle de 1969 dont les lignes épurées faisaient sa fierté. « Et je n’arrêtais pas de laver ma voiture. Elle était tout le temps recouverte d’insectes. » L’entomologiste allemand Martin Sorg a une tout autre expérience : « Je conduis une Land Rover qui a l’aérodynamisme d’un réfrigérateur, et pourtant elle n’est jamais salie. »
Les observations sur les insectes écrasés n’ont rien de scientifique, mais il existe peu de données fiables sur le sort de beaucoup d’espèces importantes. Les chercheurs ont constaté un déclin alarmant des populations d’abeilles mellifères domestiquées, de monarques et de lucioles ; mais peu d’entre eux se sont intéressés aux mites, aux syrphes 1, aux scarabées et aux innombrables autres insectes qui volettent et bourdonnent durant les mois chauds. « Nous sommes très doués pour nous désintéresser des espèces peu charismatiques », autrement dit la plupart des insectes, reconnaît Joe Nocera, écologue à l’Université du Nouveau-Brunswick, au Canada.
Parmi les rares relevés qui existent, beaucoup sont le fait de naturalistes amateurs. Et voici qu’on apprend l’existence d’une série de données collectées sur une longue période par un groupe d’entomologistes, amateurs pour la plupart, qui effectue un suivi des populations d’insectes dans une centaine de réserves naturelles d’Europe de l’Ouest depuis les années 1980. Le groupe en question, la Société entomologique de Krefeld, a vu le nombre de prises annuelles fluctuer au cours de cette période. Mais, en 2013, ils détectent quelque chose d’alarmant. Lorsqu’ils retournent sur l’un de leurs plus anciens sites de capture, établi en 1989, la masse totale de leurs prises a chuté de près de 80 %. Ils se disent qu’il s’agit peut-être d’une année particulièrement mauvaise et réinstallent les pièges en 2014. Les quantités recueillies sont tout aussi faibles. En faisant des comparaisons plus directes, le groupe, qui a conservé des milliers d’échantillons portant sur trois décennies, découvre une spectaculaire baisse des effectifs sur plus d’une dizaine de sites.
De telles pertes affectent la chaîne alimentaire. « Pour un oiseau insectivore qui vit dans le secteur, cela signifie que les quatre cinquièmes de sa nourriture ont disparu ces vingt-cinq dernières années, ce qui est faramineux », observe Dave Goulson, écologue à l’Université du Sussex, au Royaume-Uni. Goulson, qui travaille avec le groupe de Krefeld, analyse et publie certaines de leurs données. « On aimerait que ce ne soit pas représentatif, que ce ne soit qu’un étrange artefact. »
Personne ne sait si ces observations sont représentatives de ce qui se passe ailleurs, mais elles offrent une occasion unique de se pencher sur l’état de certaines des espèces les moins appréciées de la planète. En Allemagne, la « liste rouge » des insectes menacés ne semble pas alarmante à première vue, dit Martin Sorg, qui prend soin de la vaste collection de la société de Krefeld. On déclare peu d’espèces éteintes, sous prétexte qu’on les trouve encore à un ou deux endroits. Mais cela occulte le fait que beaucoup ont disparu de vastes régions où elles étaient courantes. Dans l’ensemble de l’Allemagne, seules trois espèces de bourdons ont disparu ; mais la région de Krefeld,ville textile des bords du Rhin autrefois réputée pour le tissage de la soie, a perdu plus de la moitié de la vingtaine d’espèces répertoriées par la société au début du XXe siècle.
Celle-ci observe, étudie et collecte des insectes depuis 1905. Quelques-uns de ses membres sont devenus des spécialistes mondiaux de leurs insectes de prédilection. La société a son siège dans une école désaffectée du centre de Krefeld. Les salles de classe abritent plus de 1 million de spécimens, tous épinglés, identifiés et présentés dans des boîtes. La plupart ont été collectés dans les environs, mais certains proviennent de contrées plus exotiques. On y trouve la collection d’un prêtre de la région, membre actif dans les années 1940 et 1950, qui persuada des confrères en mission dans le monde entier de lui envoyer des spécimens.
Des dizaines de millions d’insectes supplémentaires flottent dans des flacons d’alcool soigneusement étiquetés, fruit des programmes d’observation menés dans les réserves naturelles de la région. Ces réserves ne constituent pas une nature à l’état pur mais des habitats « semi-naturels » : d’anciennes prairies de fauche riches en fleurs des champs, en oiseaux, en petits mammifères – et en insectes, bien sûr. Certaines englobent même des champs que les agriculteurs peuvent cultiver selon les méthodes habituelles.
C’est un peu par hasard que la société a commencé à collecter des données à long terme sur l’abondance des insectes, raconte Heinz Schwan, pharmacien à la retraite et membre de longue date de la société de Krefeld, pour laquelle il a pesé des milliers d’échantillons pris dans des pièges.
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, les autorités locales demandèrent au groupe de les aider à évaluer les effets de différentes stratégies de gestion des réserves sur les populations d’insectes et leur diversité. Les membres ne surveillaient chaque site qu’une fois tous les deux ou trois ans, mais installaient chaque fois des pièges identiques aux mêmes endroits afin d’obtenir des comparaisons fiables.
Comme les menues variations qu’on trouve dans les pièges du commerce peuvent avoir une incidence sur la prise, le groupe fabrique les siens. Les pièges portent le nom de leur inventeur, l’entomologiste suédois René Malaise, qui conçut le modèle original dans les années 1930. Ils ressemblent à des tentes de tulle noir surmontées d’un toit conique de tissu blanc. Au sommet se trouve un récipient de collecte constitué d’un pot en plastique communiquant avec un bocal contenant de l’alcool. Les insectes emprisonnés entre les parois de tissu montent vers le premier pot, où les vapeurs les enivrent peu à peu jusqu’à les faire tomber dans l’alcool. Les pièges capturent principalement des espèces qui volent à environ 1 mètre du sol. Pour ceux qui s’inquiéteraient de savoir si les pièges eux-mêmes pourraient contribuer à la diminution des populations d’insectes, Sorg fait remarquer que chaque piège n’attrape que quelques grammes d’insectes par jour, soit l’équivalent de l’alimentation journalière d’une musaraigne.
Les membres de la société de Krefeld ont conservé tous les échantillons, explique Sorg, car, même dans les années 1980, ils avaient conscience que chacun représentait un aperçu de populations d’insectes pouvant se révéler intéressant. « Nous trouvions cela fascinant, dit-il, même si à l’époque le terme “biodiversité” existait à peine. » 2 Bien des échantillons n’ont pas encore été classés et catalogués : c’est un travail minutieux de passionné, effectué avec des pincettes et un microscope.
L’ensemble des résultats du groupe n’a pas non plus été publié. Mais certaines des données recueillies ont été présentées au coup par coup lors des conférences que donnent les membres de la société et à l’occasion d’une audition publique au Bundestag – et elles sont alarmantes.
Au-delà de la diminution frappante de la biomasse globale des insectes, on constate des pertes au sein de groupes négligés qui n’ont pratiquement jamais fait l’objet d’études. À en croire les éléments rassemblés par la société, les syrphes, d’importants pollinisateurs que l’on confond souvent avec les abeilles, connaissent un déclin particulièrement rapide. En 1989, 17 291 syrphes appartenant à 143 espèces avaient été collectés dans les pièges du groupe dans une seule réserve. En 2014, au même endroit, ils ne trouvèrent plus que 2 737 individus de 104 espèces.
Depuis ses premières constatations, en 2013, le groupe a installé chaque année davantage de pièges. En collaboration avec des chercheurs de plusieurs universités, les membres de la société de Krefeld cherchent des corrélations avec la météo, des changements dans la végétation et d’autres facteurs. Jusqu’à présent, on n’a pas trouvé d’explication évidente. Même dans les réserves où les plantes ont gagné en abondance et en diversité, affirme Sorg, « le nombre d’insectes a quand même chuté ».
Le changement d’utilisation des terres autour des réserves naturelles joue probablement un rôle. « Nous avons perdu un nombre considérable d’habitats, ce qui a certainement contribué à tous ces déclins, affirme Goulson. Si nous transformons tous les habitats semi-naturels en champs de blé ou de maïs, il n’y aura pratiquement plus de vie dans ces champs. » À mesure que ceux-ci s’étendent et que les haies disparaissent, les habitats se réduisent à des îlots isolés et peuvent accueillir moins d’espèces. L’usage intensif d’engrais dans les pâturages favorise la pousse de l’herbe au détriment des fleurs des champs, que beaucoup d’insectes préfèrent. Et, quand des lotissements surgissent dans la campagne, l’éclairage urbain et domestique crée une pollution lumineuse qui désoriente les insectes nocturnes et stoppe leur reproduction.
Les néonicotinoïdes, déjà responsables de l’effondrement généralisé des populations d’abeilles, sont aussi mis en cause. Utilisés depuis les années 1980, ce sont aujourd’hui les insecticides les plus répandus dans le monde. On les a d’abord jugés relativement inoffensifs, car ils sont souvent appliqués directement sur les semences et non vaporisés. Mais, parce qu’ils sont hydrosolubles, ils se répandent au-delà des champs où ils sont utilisés. Goulson et ses collègues ont montré en 2015 que le nectar et le pollen des fleurs des champs à proximité de cultures traitées pouvaient présenter une plus grande concentration en néonicotinoïdes que celle des plantes de culture. Si les premières études avaient montré que, dans les quantités autorisées, ces composés ne tuent pas directement les abeilles mellifères, des études plus récentes indiquent qu’ils nuisent à la capacité des insectes à se déplacer et à communiquer. Les chercheurs ont observé des effets similaires chez les abeilles solitaires sauvages et les bourdons.
On en sait moins sur les effets de ces produits chimiques sur d’autres insectes. De nouvelles études portant sur les guêpes parasitoïdes semblent indiquer que ces effets pourraient être considérables. Ces guêpes solitaires jouent plusieurs rôles au sein des écosystèmes (celui de pollinisateurs, de prédateurs d’autres insectes et de proies pour de plus gros animaux). Une équipe de l’Université de Ratisbonne, en Allemagne, concluait en 2017 dans la revue Scientific Reports que l’exposition de la guêpe Nasonia vitripennis à seulement 1 nanogramme d’un néonicotinoïde divisait les taux d’accouplement de plus de moitié et diminuait la capacité des femelles à trouver des hôtes où pondre leurs œufs. Or, s’il ne peut pas se reproduire, un insecte est mort d’un point de vue démographique, explique Lars Krogmann, entomologiste au muséum d’histoire naturelle de Stuttgart.
Nul ne peut prouver toutefois que ce déclin est bien le fait des pesticides. « Nous ne disposons pas de données sur la quantité d’insecticides présents, en particulier dans les réserves naturelles », constate Sorg. Le groupe a cherché à savoir quels types de pesticides on utilisait dans les champs à proximité des réserves, mais la tâche s’est révélée difficile, dit-il. « Nous ne savons tout bonnement pas quelles sont les causes du déclin enregistré par le groupe de Krefeld, avoue Goulson. Les chiffres en eux-mêmes sont solides, mais on a du mal à les interpréter. »
Si l’on se fie à la propreté des pare-brise, les facteurs à l’origine de la disparition des syrphes, des mites et des bourdons en Allemagne existent aussi ailleurs. Depuis 1968, les scientifiques du Rothamsted Research, un centre de recherche agronomique situé à Harpenden, au Royaume-Uni, ont mis au point un système de pièges à succion composés de tubes d’une douzaine de mètres pointant vers le ciel. Installés dans les champs pour surveiller les parasites agricoles, les pièges capturent tous types d’insectes amenés à voler au-dessus d’eux. « Ce sont en fait de véritables aspirateurs renversés qui fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept et qui prélèvent de l’air en continu pour capturer des insectes migrateurs », explique James Bell, qui dirige le projet de relevé d’insectes à Rothamsted.
Entre 1970 et 2002, la biomasse récupérée dans les pièges du sud de l’Angleterre n’a pas chuté outre mesure. Les prises dans le sud de l’Écosse, en revanche, ont diminué de plus de deux tiers dans cet intervalle. Bell observe que la quantité globale d’insectes en Écosse était bien plus importante que dans le sud de l’Angleterre au début de l’étude. « Les populations avaient peut-être déjà décliné en 1970 », dit-il, à la suite des grandes mutations qui se sont produites après guerre dans l’agriculture et l’utilisation des sols.
Le fait que les prises n’aient pas diminué dans le sud de l’Angleterre est notamment dû à la stabilité de certains effectifs de nuisibles comme les pucerons, qui peuvent se multiplier lorsqu’on élimine leurs insectes prédateurs. Ces espèces savent tirer parti d’une grande variété de milieux, se déplacent sur de longues distances et se reproduisent plusieurs fois par an. Certaines peuvent même bénéficier de l’utilisation des pesticides, car elles se reproduisent assez rapidement pour pouvoir développer une résistance, tandis que leurs prédateurs disparaissent. « Ainsi, beaucoup d’insectes s’en tireront à merveille, mais il se pourrait que ce ne soit pas le cas de ceux que nous apprécions », résume Black.
D’autres espèces plus visibles pourraient pâtir des effets du déclin des populations d’insectes. En Amérique du Nord et en Europe, des oiseaux insectivores tels que les alouettes, les hirondelles et les martinets connaissent un déclin rapide. La disparition des habitats y est certainement pour quelque chose, estime Nocera, « mais le point commun à toutes ces espèces, c’est leur régime alimentaire ».
Des pistes intéressantes, quoique indirectes, nous viennent d’un trésor écologique rare : l’équivalent de dizaines d’années de strates de fientes d’oiseaux. Au Canada, Nocera et ses collègues ont examiné des cheminées abandonnées où des générations de martinets ramoneurs avaient nidifié. Grâce aux excréments, ils ont pu reconstituer l’alimentation de ces oiseaux, constituée presque exclusivement d’insectes attrapés au vol.
Les différentes strates ont montré un changement survenu dans les années 1940, époque où l’on commença à utiliser du DDT. La proportion de restes de scarabées dans les fientes diminua, ce qui laisse à penser que les martinets s’étaient mis à manger des insectes de plus petite taille. On enregistra une légère augmentation des résidus de scarabées après l’interdiction du DDT dans les années 1970, mais on ne retrouva jamais le niveau initial. Nocera juge particulièrement frustrante l’absence de données de première main sur les populations d’insectes. « On ne peut qu’extrapoler. Nous savons qu’un changement dans les populations d’insectes a pu entraîner le déclin des martinets, mais il nous manque des données que nous n’aurons jamais, car nous ne pouvons pas remonter le temps. »
Sorg et Wägele partagent ce constat. « Nous regrettons amèrement de ne pas avoir installé plus de pièges il y a vingt ou trente ans », déplore Sorg. Comme lui, d’autres membres de la société de Krefeld travaillent en collaboration avec le groupe de Wägele pour mettre au point un dispositif dont ils auraient souhaité disposer plus tôt : un système de stations de suivi automatisées qui associera, espèrent-ils, enregistrements audio, pièges photographiques, filtres à spores et à pollen, ainsi que des pièges à insectes automatisés pour créer une véritable « station météo de la biodiversité ». Ils espèrent pouvoir utiliser désormais le séquençage automatique et le code-barres de l’ADN pour analyser leurs échantillons 3. Les données ainsi produites pourraient leur permettre de déterminer les causes de la raréfaction des insectes et de savoir sur quoi faire porter leurs efforts afin d’inverser le phénomène.
Cela vaut la peine de s’intéresser à ce que le grand entomologiste E. O. Wilson appelle « ces petites choses qui gouvernent le monde 4, assure Sorg. Nous n’allons pas exterminer pas tous les insectes. Cela ne tient pas debout. Les vertébrés seraient les premiers à s’éteindre. Mais nous avons les moyens d’infliger d’immenses dégâts à la biodiversité. Des dégâts qui nous touchent nous aussi. »
— Gretchen Vogel est la correspondante de la revue Science à Berlin.
— Cet article est paru dans Science le 10 mai 2017. Il a été traduit par Inès Carme. Cette traduction n’a pas été réalisée par la rédaction de Science, qui ne garantit pas son exactitude. À toutes fins utiles, veuillez vous reporter à la version originale en anglais publiée dans Science.
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« Ce tour de force littéraire n’aurait pas pu mieux tomber, en ces temps de sombres changements dans une région qui se voit privée de ses droits », observe Sonali Mujumdar dans le quotidien Hindustan Times. Le 5 août 2019 en effet, le Premier ministre nationaliste hindou Narendra Modi révoquait le statut d’autonomie de l’État du Jammu-et-Cachemire, pourtant inscrit dans la Constitution indienne. Validée par le Parlement, cette mesure a privé cette région à majorité musulmane des compétences législatives dont jouissent tous les autres États de la fédération indienne. En proie à des flambées séparatistes régulièrement réprimées par le gouvernement depuis l’indépendance, en 1947, la région himalayenne a été placée sous la tutelle directe de New Delhi. Un couvre-feu a été instauré et seuls quelques rares journalistes agréés par le gouvernement ont été autorisés à couvrir la révolte déclenchée par ces mesures, passant sous silence les moyens déployés par l’armée pour la mater.
Le Cachemire est ce « champ lointain » du titre où se rend la narratrice, Shalini, originaire comme l’auteure de Bangalore, dans le sud de l’Inde. La jeune femme cherche à y retrouver Bachir Ahmed, l’homme qui a sans doute le plus compté dans la vie de sa mère, décédée trois ans plus tôt, résume The Indian Express. Ce marchand cachemirien fréquentait leur maison lorsque Shalini était enfant.
C’est le point de départ d’un va-et-vient temporel des années 1990 à la fin des années 2010, et d’un voyage en solitaire jusqu’à un village de montagne reculé du nord du Cachemire.
Hébergée par un couple de musulmans pauvres, la jeune femme protégée de l’upper class hindoue « voit la beauté [de la région] et apprend à l’aimer sans réellement comprendre les difficultés d’un peuple retenu en captivité sur sa terre natale, où les clivages religieux sont très marqués et où la politique étend partout ses tentacules », écrit Sonali Mujumdar. « J’ai voulu raconter l’histoire d’une famille qui vit dans son cocon, et la confronter à des événements d’ampleur géopolitique », explique Madhuri Vijay, citée par l’Hindustan Times. Ayant travaillé bénévolement dans une école primaire au Cachemire entre 2012 et 2016, la romancière interroge, dit-elle, la « dichotomie » entre l’intime et le politique.
Qu’apporte au fond The Far Field à la perception du Cachemire qu’a le lectorat indien extérieur à la région ? « Il y a le Cachemire que connaissent les touristes, celui des péniches aménagées et des tapis, qui est le paradis sur terre. Et il y a celui que l’on connaît par les médias, celui des insurgés, un lieu enlisé dans le conflit frontalier entre l’Inde et le Pakistan. Le premier roman de Madhuri Vijay est une tentative fictionnelle de conjuguer ces deux extrêmes », observe la critique Soni Wadhwa dans la revue en ligne Asian Review of Books. Avec un succès mitigé, estime-t-elle, car la région y apparaît surtout comme le cadre « exotique » d’une quête personnelle. Pour Wadhwa, le succès du livre procéderait en partie d’un malentendu : The Far Field serait « moins un roman sur le Cachemire qu’une histoire qui s’y déroule un peu par hasard ». En somme, un beau roman de formation.
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